Il n’est pas nécessaire de connaître les us et coutumes bulgares pour entrer dans le premier roman de Jonathan Baranger : il décrit la diaspora bulgare installée à New York du côté de la 6e Rue mais il n’a pas pour ambition de nous bluffer avec ses connaissances folkloriques. C’est une autre ethnographie que pratique ce jeune Orléanais, et probablement depuis assez longtemps. En fait, on n’a pas le souvenir d’avoir déjà lu un premier roman aussi mûr, aussi prenant depuis des années. Il faut croire d’ailleurs que Chokolov City n’est pas son premier manuscrit.
Autour de la figure du magnat nommé Chokolov et de sa famille, une constellation de personnages gravite et s’agite au travers de six chapitres qui retracent par la bouche de six narrateurs différents le destin de l’un ou de l’autre de ces « Bulgares » – qui sont, au fond, les incarnations de différents états de créateurs. Toutes les histoires léchées et riches que nous raconte Jonathan Baranger sont, en fait, des récits relatifs à la créativité et à l’échec, lequel confine à la folie, à moins d’une mystérieuse créature apparemment venimeuse et sortie tout droit d’un dessin animé gothique de Tim Burton…
Le puissant condensateur de ce roman n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, Chokolov le magnat usurier ou sa famille. C’est Monmouth Sibling, le libraire de livres anciens, dont le nom claque comme celui d’Ismaël dans l’incipit de Moby Dick. Tapi tel un vieux sage dans ses tweeds, entouré de ses velins, il est le réceptacle de la plupart des histoires du quartier et sert, pour la plupart des créateurs, de conseiller en gestion de carrière. Il faut dire que les artistes sont pléthoriques du côté de la 6e Rue : il y a Oblanov, le poète autodidacte, qui se lance pour les beaux yeux de la fille de Chokolov dans des opérations de traduction malhabile des romans d’Henry James dont il ne maîtrise absolument pas les subtilités, forgeant des monstres littéraires qui, après sa mort, seront exploités par le frère aigrefin de la belle Chokolov… Il y a aussi des comédiens, des dramaturges inspirés, notamment Max Yebowitz, le tenant des « absconsistes » qui se fait le champion du « drame mystique » – avec le concours de la belle Chokolov, reine du quartier, et puis d’autres encore dont on s’aperçoit au fil du temps qu’ils leur arrivent de perdre la raison, ou de sombrer dans une neurasthénie étrange. Max Yebowitz, Henry Joughkins, Glenn Chokolov le fils lui-même sont les victimes de cette étrange épidémie psychiatrique…
Prenant comme un roman grand teint, à la fois riche d’anecdotes et d’épisodes relevés, Chokolov City finit par prendre, au fil de la lecture, le gris doux et clair d’un film des années 1930. Tout y est si cinématographique qu’on se prend à imaginer revoir sous la plume diablement déliée de Jonathan Baranger des scènes que nous aurions vues autrefois sur grand écran. Le roman serait un patchwork de grands moments du cinéma ? Pas sûr, néanmoins c’est à l’évidence un double hommage à la création, aux créateurs et au cinéma hollywoodien.
Éric Dussert
Chokolov City, de Jonathan Baranger
Champ Vallon, 391 pages, 23 €
Domaine français Parlez-vous bulgare ?
octobre 2018 | Le Matricule des Anges n°197
| par
Éric Dussert
Chokolov City retrace les destins contrariés d’une discrète diaspora qui rêvait d’Amérique. Un coup de maître.
Un livre
Parlez-vous bulgare ?
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°197
, octobre 2018.