Tout démarre avec le projet pour l’agence d’architectes METEK de construire des logements sociaux au nord-est de Paris, au 168 rue de Crimée. L’agence passe commande à la romancière d’écrire la voix-off d’une vidéo réalisée à l’occasion de la restructuration de cet espace. Célia Houdart accepte : elle ira, le temps des travaux, plusieurs fois sur le chantier et ce qu’elle consignera la mènera bien au-delà du projet initial. Villa Crimée est ce geste : ni roman, ni distanciation énonciative puisque l’auteur y écrit à la première personne, le texte est une prose faite d’instantanés, d’éclats de réel ainsi que la promesse de son propre dépassement.
C’est pourquoi Villa Crimée existe et n’existe pas, c’est un nom inventé, une utopie littéraire, une amorce pour la rêverie entre la datcha d’un Tchekhov en bord de mer Noire et la cohorte des villas italiennes. L’espace mental y impose sa puissance : « Je reviens à la rue de Crimée qu’en réalité je n’ai pas quittée en pensée » écrit Célia Houdart au mitan du livre. Emporté dans les méandres d’une flânerie qui pourrait ne jamais s’interrompre, le lecteur est pris « corps et âme, dans un mouvement presque érotique ».
Le lieu ne se donne pas tout de suite. C’est l’espace d’un désir qui ricoche et se nourrit de ses différés successifs. Ainsi la première approche du chantier se fait par Google Maps. Images du lieu plutôt que le lieu lui-même. Puis la narratrice décide d’un principe formel et visuel : une suite de 212 fragments comme autant de « fenêtres depuis lesquelles j’observerai, comme à travers d’une longue-vue, l’histoire du lieu et la longue vie de ses futurs habitants » qui privilégie le regard de (très) près des objets éloignés. Bien sûr, le dispositif fait penser au célèbre film d’Hitchcock, tout autant qu’à ce que guette Perec dans ses récits, même si dans Villa Crimée, il ne s’agit ni d’être voyeur ni d’entrer dans les fissures d’une réalité pour en exhiber les failles.
Qu’il s’agisse des « vestiges d’un appartement suspendu autour d’un immense trou », « des traces de papier peint à motifs végétaux. Palmes ou feuilles de papyrus. », mais encore « du sous-sol, (où) est enfouie une forêt de câbles » ou enfin « d’un cimetière juif sephardim » rendu inaccessible par la privatisation des espaces, le tropisme du caché renvoie davantage au vertige d’une contemplation mélancolique. Le leitmotiv de « J’admire… » souligne l’impérieuse nécessité de ce temps d’arrêt entre émerveillement et frisson.
Ce cœur d’îlots magnifique, aux façades bardées de cuivre gold, concentre une « somme de matériaux, de gestes et de savoir-faire » inouïs ainsi qu’un réseau complexe de vie à venir dont la narratrice fait peu à peu apparaître la trame. Dans son carnet, Célia Houdart note des perceptions, des souvenirs, des pensées comme autant de modules, de monades où l’imagination le dispute à la réalité sociale et politique. « Chacun devrait avoir droit à son toit-manteau de cuivre gold »… si seulement habiter pouvait être pour chacun une évidence. C’est alors que s’élaborent des continuités entre le carnet et le chantier. « Mon carnet (…) comme une cabane, est l’abri de fortune où j’écris, habite et me construis » alors que juste avant elle écrit qu’il est nécessaire d’« être et (de) demeurer des apprentis de son métier, art ou mode d’existence tout au long de sa vie ». Dans son court texte de 2016, French Riviera, promenade autour de la villa E-1027, on apprenait que l’architecte-designer Eilenn Gray et Virginia Woolf avaient en commun de récuser « toute hiérarchie entre les beaux-arts et les arts décoratifs » au motif que l’axiologie fige lorsque la création « où tout s’imbrique, où tout pivote » est affaire de mouvement.
Tel « un miroir qui réfléchit un mur qui réfléchit un bardage de cuivre qui réfléchit le ciel », quand bien même toute cette beauté ne serait visible qu’à ceux qui y habitent.
Christine Plantec
Villa Crimée
Célia Houdart
P.O.L, 87 pages, 14 €
Domaine français Architecture polyphonique
janvier 2019 | Le Matricule des Anges n°199
| par
Christine Plantec
D’une commande, la romancière Célia Houdart déploie la force de son esthétique et de son monde en un geste clair.
Un livre
Architecture polyphonique
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°199
, janvier 2019.