Dix ans maintenant qu’un seul sujet mobilise Jean-Yves Jouannais : la guerre. Un thème qui l’a conduit à initier, dès 2008, un cycle de conférences-performances, L’Encyclopédie des guerres, qu’il continue à décliner à Paris (Centre Pompidou) et à Reims (La Comédie). Dix ans donc qu’il a décidé de lire tous les livres ayant été écrits « sur tous les aspects de tous les conflits », un projet titanesque qui l’oblige à sacrifier sa propre bibliothèque, obligé qu’il est d’échanger ses livres de non-guerre contre des livres de guerre, qu’il lit, prélevant de ci, de là, des citations destinées à nourrir les entrées de son Encyclopédie et à fournir la matière première de son atelier épique, celui d’où sortent des livres comme Les Barrages de sable (Grasset, 2014) ou L’Usage des ruines (Verticales, 2012).
Son nouveau livre, MOAB, est le fruit d’une compilation de citations de livres de guerre dont on trouve, à la fin du volume, la très longue liste, elle compte trente-cinq pages. Montage de bribes de littérature de natures diverses, discours sans indices, sans références et sans repères spatio-temporel, ce livre est donc l’œuvre d’un Grand Machiniste, d’un Compilateur qui a choisi, assemblé et ajusté, approximativement – « Ni les temps verbaux, ni les sujets ne sont raccord. » – son butin d’éclats de littérature et de réel. Une entreprise un peu folle dont Jouannais nous dit, dans une postface, qu’elle n’est pas sans précédent, que « deux objets littéraires » lui ont ouvert la voie : un livre signé Hans Magnus Enzensberger, Le Bref Été de l’anarchie, et un autre, d’Alexander Kluge, Stalingrad : description d’une bataille, deux ouvrages dont les signataires ne sont, comme lui, que des collecteurs d’énoncés.
Acronyme de « Mother of All the Bomb », la plus grosse bombe américaine, détourné en « Mother of All the Battles », MOAB est le récit épique d’une seule et même bataille, « l’hyper-bataille », racontée avec des bribes de descriptions de toutes les batailles ayant eu lieu depuis les débuts de l’humanité. Une volonté de dire le Tout dans sa simultanéité, un peu comme le réalise l’aleph borgésien, cette minuscule sphère où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers vus sous tous les angles. « MOAB, ce serait l’opportunité d’être témoin de l’intégralité des gestes, objets, pensées, postures et paroles qui ont eu cours, à un moment de l’Histoire, sur le champ de bataille. »
Une ambition qui était déjà en germe dans l’Iliade et ses vingt-quatre chants. MOAB n’en compte que vingt-deux, mais tous cherchent à décliner la totalité de ce qui a pu être écrit autour de différents thèmes ou aspects de la guerre, qu’il s’agisse du « drapeau », de la « boucherie », de la « harangue », de l’« enfonçade », de l’« odorat », de la « panique » ou de la « coquetterie » sachant que « toute la gloire des peuples s’est révélée longtemps par la splendeur du costume des armées ». Plongée dans l’imaginaire de la guerre autant que descente dans l’enfer de l’Histoire, chaque chant s’élève d’un fonds commun, fait entendre une parole née de l’entrecroisement de multiples voix qui n’en font plus qu’une : la voix épique. Une voix inouïe qui devient le lieu où viennent se répercuter et se réverbérer le réel de toutes les batailles. Qui nous plonge dans le rythme, le tumulte et la chair du tragique guerrier. Un effet qui est comme démultiplié par le choix de la technique du collage, qui densifie, concentre et augmente les sensations et les perceptions, donne de l’épaisseur à chaque instant, magnifie l’éclat de l’événement, met à nu la tension et la radiance épique.
Avec MOAB, c’est une manière de penser la guerre sans faire appel à des concepts, qu’invente Jean-Yves Jouannais. En ne nous accordant, à nous lecteurs, aucun répit, en faisant du livre un champ de bataille, en ne nous offrant aucune paix, et en nous montrant qu’en tout soldat coexistent « la part fameuse du combattant » mais aussi la part « infâme, et qu’on lui tait, du combattu », il nous force à voir jusqu’à l’aveuglement la face guerrière de l’humanité et le caractère éternel du combat. Une évidence qui incite Jean-Yves Jouannais à voir dans l’Histoire, « une science auxiliaire de la littérature », et à imaginer que, si les générations successives se lancent inlassablement dans l’expérience de la guerre, c’est « à seule fin de se conformer à l’idée qu’elles s’en sont faites au gré de leurs lectures ». Hypothèse ô combien sacrilège mais tellement humaine.
Richard Blin
MOAB. Épopée en 22 chants
Jean-Yves Jouannais
Grasset, 288 pages, 19 €
Essais Au cœur de la bataille
janvier 2019 | Le Matricule des Anges n°199
| par
Richard Blin
Depuis l’Iliade, guerre et littérature ont toujours évolué de concert. Un tandem que Jean-Yves Jouannais interroge à sa façon dans un livre dont aucune phrase n’est de lui.
Un livre
Au cœur de la bataille
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°199
, janvier 2019.