Emmanuel Ruben, le sentiment géographique
On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent / Mais on ne dit jamais rien de la violence / Des rives qui l’enserrent » écrivait Brecht et son poème nous revient en mémoire. Non pour évoquer le Danube, le Rhône ou la Loire chers à Emmanuel Ruben, mais pour se prémunir de contenir la parole de l’écrivain, qui, comme son écriture, tente d’embrasser dans un souffle le proche et le lointain, l’intime et l’universel, le passé et l’avenir. Comme un fleuve recevant les eaux d’un affluent, les réponses qu’il nous envoyait depuis sa maison ligérienne grossissaient à chaque aller-retour de messages électroniques. Comment contenir cette parole sans la brusquer ? En l’accueillant simplement, comme il serait temps qu’on accueille toutes les paroles.
Emmanuel Ruben, géographe, vous avez entamé une œuvre littéraire où l’espace géographique est primordial. Comment passez-vous de la géographie à la littérature ? De quels manques l’écriture littéraire est pour vous la réponse ?
Je n’ai jamais voulu être géographe. J’ai toujours voulu être écrivain. Mais l’écriture a pris pour moi, d’abord et avant tout, la forme géographique, avec la cartographie de plus en plus précise – entre 9 et 12 ans – d’un pays imaginaire, la Zyntarie, qui sert de matrice à tous mes livres, et qui se situait primitivement en Forêt-Noire, aux sources du Danube, avant d’être déporté dans la Baltique après l’éclatement de l’URSS. Tous mes livres sont une quête de ce pays perdu. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de revenir à l’étymologie et de rappeler ici que la géographie, c’est d’abord une écriture, écriture de la terre, de Strabon à Braudel – ce géographe contrarié – en passant bien sûr par Élisée Reclus. Il y a à ce sujet une anecdote que je trouve parlante : dans les années 20, le jeune Braudel se destinait à la géographie ; son premier sujet de thèse ne portait pas sur la Méditerranée à l’époque de Philippe II mais sur le Rhône comme frontière (entre royaume de France et Saint-Empire romain germanique), et c’était une thèse de géographie ; mais les mandarins l’ont prié d’aller voir ailleurs : la frontière n’était pas un sujet géographique sérieux et les fleuves n’intéressaient pas beaucoup les géographes depuis Reclus, la brebis galeuse de l’université à la française ; ce qu’ils aimaient c’était le dur, le socle, la face de la terre ou la dérive des continents.
J’ai découvert la géographie en hypokhâgne ; cela a très vite été une passion, et un moyen d’éviter de faire carrière dans les lettres : j’avais très peur que l’analyse littéraire me fasse haïr la littérature, ma première passion. J’ai donc continué à écrire, parallèlement à mes études, et à envoyer mes manuscrits au petit bonheur la chance ; mais je n’ai jamais su être un géographe très orthodoxe et mon mémoire de maîtrise portait sur la géographie d’Yves Bonnefoy, dans L’Arrière-pays : avouez que c’était assez farfelu ! Plus tard, encouragé par l’agrégation, j’ai tenté de jouer les durs...