Un homme se meurt, un homme qui était fort, s’était battu, durant toute sa vie, avec, contre, pour la terre qu’il cultivait, même si cette terre ne lui appartenait pas, un paysan, un résistant donc. Il meurt de ce pour quoi il a vécu, cette culture de la terre qui était sa culture, sa manière d’être au monde, de l’habiter. Il entretenait cette terre avec son énergie, sa sueur, son entêtement, mais aussi avec ces produits – chimiques – dont il était devenu impossible de se passer. Aujourd’hui c’est son corps qu’ils ont envahi et qu’ils détruisent peu à peu, alors que la médecine, elle, tente de les combattre, avec d’autres produits : une bonne chimie contre cette malchimie – qui à la fin le vaincra. Sa sœur veille auprès de lui, guettant le moindre progrès, le moindre espoir de résurrection – et ne cesse de méditer sur ce désastre. « Le progrès… la chimio des plantes, la chimio des cancéreux. Devrons-nous, tôt ou tard, en passer par des chimios de plus en plus rudes ? Ces produits que, par millions de tonnes, on a déversés dans les champs depuis les années 1960, j’en ai pris la mesure. (…) Il pleut des cochonneries sur la terre. Cherchez avec moi les papillons, les hannetons, les escargots, les alouettes, les libellules, les vers de terre, et les busards, les mulots, les sauterelles… Le monde s’est vidé, cela vous retire de la joie. »
Gisèle Bienne tisse avec une extrême sensibilité un entrelacs de thèmes qui composent, tous ensemble, une toile qui pourrait avoir pour titre, d’après le philosophe Jan Patocka, « la solidarité des ébranlés ». Ébranlée, en effet, cette femme qui convoque les souvenirs de l’enfance partagée pour supporter l’inexorable dégradation de ce frère autrefois si proche, alter ego dans les émerveillements de l’aurore de la vie. Ébranlé, cet immigré maghrébin avec qui elle effectue parfois les trajets en tramway qui l’amènent à l’hôpital et avec qui elle dialogue pour atténuer, quelque peu, leur solitude. Ébranlés, les autres malades et leur famille, qui, comme elle, ne savent à qui s’en prendre de cette malédiction : les responsables sont connus mais, comme des dieux lointains, intouchables, inatteignables, inaccusables serait-on tenté de dire. Une femme, croisée dans les vestiaires avant d’entrer dans la chambre stérile, les désigne pourtant, les nomme : « Monsanto Méphisto, Bayer l’enfer ». Gisèle Bienne rappelle le passé sinistre de certaines de ces multinationales qui produisent aujourd’hui « la drogue des champs », l’agriculture « sous cachetons » : pendant la Première Guerre mondiale, Bayer a fabriqué le gaz moutarde, pendant la Seconde, à Buna-Monowitz, Primo Levi et des milliers d’autres esclaves travaillaient et mouraient pour IG Farben, « puissant cartel de firmes chimiques et pharmaceutiques ». La malchimie progresse encore : maintenant « on n’interdit pas les poisons, on crée de nouvelles marchandises grâce à eux ».
Cependant les pages les plus fortes sont peut-être celles dans lesquelles la narratrice décrit comment ce frère doit ainsi résister aux aléas de la maladie, aux sursauts de la volonté de vivre, aux ressacs de la souffrance. En écho au témoignage admirable de David Rieff sur la leucémie de sa mère Susan Sontag (Mort d’une inconsolée), qu’elle cite à plusieurs reprises, elle pèse le poids des paroles et du silence, quand « toute affirmation gratuite serait une fausse note », elle s’efforce d’acclimater la peur : « Nous essayons de pactiser avec l’attente ». C’est avec la même lucidité farouche et la même pitié retenue qu’elle demeure à ses côtés, quand il lui est annoncé – autre fatum inexorable – qu’on va cesser tout traitement, qu’aucune chimie désormais ne sera plus de mise : « On l’a mené jusqu’à cette impensable extrémité et on l’abandonne ».
Laissons les derniers mots à celui qui jamais ne connaîtra la retraite méritée de l’ouvrier agricole qu’il fut : « On m’a soustrait. J’ai additionné le plus de travaux possible et on m’a soustrait ».
Thierry Cecille
La Malchimie, de Gisèle Bienne
Actes Sud, 245 pages, 22 €
Domaine français Chronique d’une mort annoncée
mars 2019 | Le Matricule des Anges n°201
| par
Thierry Cecille
« Travailler fatigue », écrivait Cesare Pavese – aujourd’hui travailler tue. la romancière Gisèle Bienne accompagne son frère, ouvrier agricole, mourant d’une leucémie, et accuse les empoisonneurs.
Un livre
Chronique d’une mort annoncée
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°201
, mars 2019.