C’était au premier siècle de notre ère ; Ovide refaisait le monde et sa genèse – dans ses vers les nymphes poursuivies devenaient arbrisseaux, racines, oiseaux, Orphée à jamais retrouvait et perdait Eurydice. Cela se passe en 2040 et Alain Damasio ose son propre livre des métamorphoses. « C’est chaud, fourré et doux comme un pelage de chat. Ça frétille tel un colibri. C’est calme et incroyablement véloce à la fois, hypranerveux et zen, je n’arrive pas à trouver l’image en moi, cette sensation que ça me donne et la forme que je sens que ça a. » Les créatures qu’invente l’auteur de La Zone du dehors (2001) et de La Horde du contrevent (2004) se nomment les furtifs, s’hybrident comme des caméléons avec les matières qui les entourent, existent depuis une éternité, bruissent de mille bruits, se pétrifient dès qu’un humain dans son regard les saisit. Comment représenter le mouvement, ne pas briser la beauté en la figeant ? C’est d’abord ce défi d’écriture qui magnifie Les Furtifs. Au seuil du livre, le lecteur est enfermé avec l’un des héros, Lorca, dans un cube blanc, pour un « duel au désert » avec un furtif. C’est à partir de ce moment une contre-proposition politique, voire un programme qui s’esquisse : on pourrait ne pas renoncer à l’invisible ni à découvrir d’autres formes vivantes que soi – et si possible, les garder telles quelles, vives.
L’an 2040 selon Damasio présente pourtant peu d’angles morts : notre société est multi tracée, baguée, pucée et l’on ne peut faire un pas sans qu’une intelligence artificielle ne nous aborde. Elle prend la forme de la montre que vous n’avez pas encore, du chauffeur de taxi courtois avec lequel vous avez toujours rêvé de vous entretenir, elle incarne la petite fille que vous ne vous remettez pas d’avoir perdue. Elle vous secoue aussi, si vous restez trop longtemps allongé(e) sur ce banc de l’espace public, elle vous rappelle à l’ordre si vous enfreignez les règles de bonne conduite, elle note votre attitude dans un café. Paris est devenue Paris-LMVH, Lyon Nestlyon, Bordeaux Bordeaux Inc. Damasio, qui vit à Marseille, décentralise son roman à Orange, une ville que l’opérateur mégalo n’a même pas eu besoin de rebaptiser. Pour ce pouvoir en apparence light, les furtifs représentent à la fois une menace et une manne, une vie vraie à convoiter. Contre cette invasion de la tristesse, l’auteur de science-fiction déploie des prodiges d’inventivité. Rêvons donc ensemble : qu’un éthologue se présente à la présidentielle, qu’une « proferrante » propose aux ados dans la rue un cours intitulé « Comment vous rendre invisible ? », que des bandes piratent des tours, que des inconnus s’improvisent « roofmeds », que des zouaves (zones à vivre ensemble) se déploient dans des îles (du Rhône à Porquerolles), que des groupes se démultiplient et se baptisent la Traverse, l’Inter ou la Céleste, les Citoyennistes ou les Corsaires…
À le lire on pense aux écritures à contrainte des oulipiens, aux joutes verbales...
Domaine français Damasio, le roman flow
Cela fait quinze ans qu’on l’attend : l’auteur culte de La Horde du contrevent nous (dé)livre avec Les Furtifs des formes de communautés possibles dans un futur proche de plus en plus univoque et de moins en moins imaginaire.