Où il est raconté que les Vikings n’épousaient jamais une pucelle : « Ils jugeaient suspect qu’une femme n’ait pas été convoitée par d’autres. » Où il est aussi raconté que chez les Indiens Amahuaca quand un enfant mourait, on le faisait cuire dans une grande marmite, qu’ensuite la mère mixait le tout et l’avalait, « en larmes, accablée », puis s’isolait « pour pleurer le retour de son fils ou de sa fille dans ses entrailles ». Ces courtes légendes tirées de l’oubli (ou de l’imagination de l’auteur, allez savoir… ) ponctuent le foisonnant ouvrage du Mexicain Guillermo Arriaga. De l’humour à la folie, de l’impossible deuil à la fureur de vivre, Le Sauvage et ses presque sept cents pages a tout du roman total : fable métaphysique à la Melville et polar à la Saviano, récit d’aventures à la London et autofiction à la… Arriaga – un mix inspiré de son enfance dans un quartier foutraque de Mexico, bourré de violences et de tendresses, de cruautés et d’innocences humiliées.
On doit au scénariste Guillermo Arriaga des films haletants, Amours chiennes, 21 grammes, Trois enterrements, tous marqués de décalages décapants entre ironie et frénésie. On lui doit aussi des romans loufoques et des nouvelles frappadingues*, des histoires féroces, absurdes et pourtant si réalistes. Littérature et cinéma, même combat. Arriaga est un raconteur, il agence des puzzles, joue de flashbacks, va du Mexique au Yucon, de la brutalité d’une ville au silence des forêts… d’une sauvagerie à l’autre. Il progresse par images, entaille la fluidité de son texte par des dialogues piquants, dont cette réplique sans appel : « Si j’ai un bébé à cause de toi, je te tue. » L’écrivain écrit l’aberration du monde avec ses tripes, l’amour et le sexe avec ardeur, mieux, de l’espoir. Il enchâsse des récits de quête absolue – la poursuite d’un loup ou le désir de vengeance – et ne fait que traquer la barbarie humaine. Il suit pas à pas, blessure par blessure, ses personnages, dont Juan Guillermo, son narrateur. Le voici adolescent dans les années 60. Frappé par une foudre mortifère, J. G. est un miraculé du destin, il cherche le salut autant que le châtiment. Obsédé par les fœtus (il aurait tué son rival dans le ventre de la mère), il idolâtre son frère aîné, Carlos, trafiquant et lecteur philosophe (Borges, Kant, Aristote, Balzac…), vite assassiné par des crapules catholiques escortées de flics véreux. Les parents, la grand-mère partent eux aussi pour l’au-delà. L’orphelin apprend la solitude et du même coup, la liberté. Cette liberté qu’il faut apprivoiser, dompter, mais à quel prix ?
Guillermo Arriaga fouine, hume, brasse la vie telle qu’elle tourbillonne avec une bienveillance inouïe. Il imagine une épopée sur la rédemption et nous offre un antidote à la morosité. Tous sauvages ? Martine Laval
* Un doux parfum de mort ; L’Escadron guillotine ; Le Bison de la nuit ; Mexico, quartier sud, tous aux éditions Phébus.
Le Sauvage, de Guillermo Arriaga
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Alexandra Carrasco,
Fayard, 684 pages, 25 €
Zoom Transe avec les loups
juin 2019 | Le Matricule des Anges n°204
| par
Martine Laval
De l’homme ou de l’animal, qui est le plus sauvage ? Le scénariste et romancier mexicain Guillermo Arriaga déploie une puissante épopée sur la douleur et la fureur de vivre.
Un livre
Transe avec les loups
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°204
, juin 2019.