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Domaine étranger Maîtres sans esclaves

octobre 2019 | Le Matricule des Anges n°207 | par Valérie Nigdélian

La ségrégation vue par les yeux des Blancs… sous la plume d’un écrivain noir. La responsabilité individuelle comme seul vecteur de libération. Premier roman étonnant de William Melvin Kelley.

Que se passerait-il si tous les opprimés se levaient un jour et décidaient, tout simplement, de prendre leur liberté sans plus attendre qu’on vienne la leur donner ? Qu’adviendrait-il si les figures du maître – chef, patron, président, curé – étaient non pas renversées, mais simplement ignorées ? Si tous les guides et leurs discours de libération collective étaient balayés par l’action radicale d’un seul individu ?
Ce sont les questions que pose l’étrange premier roman de William Melvin Kelley, Un autre tambour, publié aux États-Unis en 1962 et réédité aujourd’hui chez Delcourt Littérature. Le New-Yorkais, qui se destinait à une carrière d’avocat spécialisé dans les droits civiques, avait abandonné ses études à Harvard pour s’engager dans l’écriture. À 24 ans, il signait cette œuvre encensée par la critique qui, le comparant à James Baldwin, vit en lui l’un des écrivains africains-américains les plus talentueux de sa génération. Dans un État imaginaire du sud des États-Unis, quelque part entre Mississippi et Alabama, Kelley inventait cet improbable scénario : « En juin 1957, pour des raisons qui restent à éclaircir, tous les habitants noirs quittèrent l’État. » Et décrivait ce qu’il reste d’une société inégalitaire lorsqu’elle est vidée de ses forces vives et que le système oppressif qui la constitue s’effondre sur lui-même, faute d’objet. Bien avant Césaire, qui en ferait une figure centrale du discours anti-colonialiste, Kelley puisa chez Shakespeare son personnage clé. Son Caliban est pourtant bien loin du sauvage furieux et mal léché de La Tempête : dans ce « petit corps maigre surmonté d’une grosse tête noire », peu de vociférations, peu d’agitation, mais « beaucoup d’application ». Mais lorsque Tucker Caliban, sous les yeux ébahis des petits Blancs de Willson City, déverse des tonnes de sel dans son champ, abat sa vache et son cheval, met le feu à sa maison avant d’en partir, avec femme et enfants, sans un regard en arrière, rien ni personne ne peut plus l’arrêter, ni « même plus lui faire de mal ». Et « par combustion spontanée » se lèvent derrière lui « des Noirs par milliers et de toutes sortes, des clairs, des foncés, des petits, des grands, des maigres et des gros (…), la plupart se tais(a)nt, avançant pas à pas, l’air grave et triomphant ».
Où vont-ils ? Pourquoi partent-ils ? Les Blancs, des plus réactionnaires aux plus progressistes, ne le savent pas, ou feignent de l’ignorer, tant le système de ségrégation raciale est intégré – presque une donnée naturelle. Le tour de force de Kelley est de ne faire le récit de cet exode qu’au travers d’un prisme blanc – d’en donner donc une vision tronquée, partiale, puante d’hypocrisie, de mauvaise foi ou d’étroitesse d’esprit – tout en multipliant les points de vue narratifs, les personnages et les perspectives. À ceux qui restent, donc, le langage. Ce sont les Blancs qui racontent, qui s’interrogent, perplexes, qui tentent maladroitement de se rassurer alors que l’État se vide brusquement du tiers de sa population – et de l’essentiel de sa main-d’œuvre : « Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Nous n’avons jamais eu besoin d’eux, nous n’avons jamais voulu d’eux et nous nous en passerons fort bien. » À ceux qui partent – vers le Nord et la reconquête de leur humanité perdue –, l’action. Et derrière eux des « rues (…) jonchées des vestiges d’une vie usée, jetée au rebut : vieux vêtements, matelas, jouets cassés, cadres vides, meubles délabrés ».
Si soudaine, si radicale, cette révolution sans mot d’ordre, sans idéologie ni leader, renverse tout à la fois les oppresseurs et ceux qui prétendent défendre leurs droits : ce sont des individus qui se lèvent et qui, puisant au fond d’une nécessité vitale, presque biologique, arrachent eux-mêmes leur liberté. Il y a quelque chose de majestueux dans ce fleuve de corps tranquilles qui s’avancent sous des regards désemparés. Une vérité fondamentale dans ce dispositif narratif, qui en devient presque abstrait. Cette beauté silencieuse, Kelley la tient presque jusqu’au bout, hélas rattrapé par l’horreur de la réalité – et par une mise en fiction peut-être plus conventionnelle. Mais malgré l’explosion attendue de la barbarie, la meute de chiens pâles et perdus ne peut empêcher la défaite absolue des maîtres et la fin de leur longue dynastie.
En 1967, comme ses personnages, Kelley décida lui aussi de « quitter la Plantation, pour toujours peut-être ». Après le procès des assassins de Malcolm X qu’il couvrit pour le Saturday Evening Post, il s’envola pour Paris, puis pour la Jamaïque où il écrivit son quatrième et dernier roman, Dunfords Travels Everywhere, inspiré de Finnegans Wake. De 1977 à 2017, il vécut et enseigna à Harlem. « Faut croire que l’air des gens et ce qu’ils disent n’ont aucune espèce d’importance ; ce qui compte, c’est ce qu’ils font. » Valérie Nigdélian

Un autre tambour, de William Melvin Kelley, traduit de l’américain par Lisa
Rosenbaum, Delcourt, 268 pages, 20,50 

Maîtres sans esclaves Par Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°207 , octobre 2019.
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