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Poésie Une esthétique du choc

novembre 2019 | Le Matricule des Anges n°208 | par Richard Blin

Derrière les scènes de guerrerie et la beauté convulsive des Couleurs de boucherie, c’est le retour à un insensé primitif qu’inventait la poésie d’Eugène Savitzkaya. Réédition d’un livre épuisé depuis longtemps.

Les Couleurs de boucherie

Impatiente, insoumise, défamiliarisante, la poésie d’Eugène Savitzkaya. Tribale, tout en éclats d’énergie pure, en spirale scripturale, elle consigne des impacts, pense avec le corps, délivre le refoulé, s’enfonce au plus nu du sensible portée par des logiques libidinales et par un irrépressible désir de découverte. « Ce livre est une exploration au cœur des reliquaires, dans les grottes et les fosses où furent inventées les images contant les origines, les désastres et les joies », écrit Savitzkaya dans l’avant-dire qu’il a rédigé pour cette réédition des Couleurs de boucherie, initialement publiées en 1980 (Christian Bourgois).
Composé au fil des années 1970, parallèlement à ses premiers romans (Mentir, La Traversée de l’Afrique…) et dans le sillage de ses premiers livres de poésie – Les Lieux de la douleur (1972), Cœur de schiste (1974), Mongolie, plaine sale (1976) –, Les Couleurs de boucherie est une sorte d’exploration transversale du vaste poème de l’histoire de la tribu humaine, vue, vécue, rejouée, réinventée par l’imaginaire enfantin mais aussi racontée par un jeune poète belge – né en 1955 – qui vient de lire les sept chants du Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Pierre Guyotat (Gallimard, Le Chemin, 1967), une lecture qui, dit-il, l’avait « blessé au ventre » et qui demandait une réponse. Ce sera Les Couleurs de boucherie, « un manuel de contacts dangereux, de conduites à risques, de vêlage en période de guerre. Et j’y étais le veau teinté de sang, l’agneau dont les poils sont encore englués de liquide amniotique, paquet vivant projeté ici-bas en pleine catastrophe et dans la boue. »
Une poésie panique, donc, procédant par tensions et soubresauts, mise en rapport des choses les plus contraires : le terrible et le doux, le noble et l’ignoble, la beauté et l’horreur. Poésie précise dans ses images, efficace dans sa frénésie de déliaison et ses effets de stupeur. Intensité, densité, exaspération, un souffle puissant la scande, lui imprime une cadence, la propulse au-devant de l’inconnu que recèle la parole quand elle retrouve ce mode d’appréhension du réel qui est celui de l’enfant qui apprend en touchant, en éprouvant, en désemboîtant, en explorant l’intérieur, en affabulant aussi, en s’identifiant à toutes sortes de personnages, et en multipliant à l’envi expériences et découvertes. Poésie qui donne voix au métissage des matières, aux enfièvrements qui soumettent l’être humain à ses instincts, le livre à la force disruptive de la transgression. On flagelle, on se fait la guerre, on macule, on empale, on éjacule. « Le sperme brûle le bras armé, le manche de l’épée, mouille le corps des guerriers, gisants et orants au même supplice. »
Ce qui se dit là – dans une sorte de froide et intense objectivité – relève de ce que Freud nomme « processus primaire », un discours qui ignore les négociations du Moi avec la réalité, conjugue allègrement l’archaïque et le pulsionnel, les couleurs de boucherie et « les orifices purs, roses qu’il faut teindre, aspirer, lécher avec différentes langues ». D’où une écriture faite orgasme, un univers où les mots s’ajustent, se désajustent, déferlent en hordes serrées, en meutes indociles qui mettent à mal la belle poésie, multiplient les incursions dans l’impénétré du réel. Un chaos fécond, une mise à mal de l’ordre du réel au profit d’une féerie de métamorphoses, d’un monde où les identités s’entrecroisent, où l’animalité – et l’ancestralité animale en nous – est omniprésente, où la cruauté ne cesse d’outrepasser les limites du corps. Une poétique de l’hubris et de l’hybride qui, tout en renouvelant les modes du grotesque, nous entraîne dans les dessous d’une réalité qui se résume à deux impératifs : jouir et frémir.
Par-delà l’écho des résonances appariées et l’algèbre des ricochets phonétiques qui font surgir l’énoncé des faux trébuchements de la langue, les couleurs de boucherie orchestrent une vaste désarticulation du visible, qu’elles réarticulent en palpitations passionnées, en plasticité acrobatique, en tableaux montrant l’envers de ce sur quoi se fonde notre culture. Avec son côté manifeste anti-esthétique et sa beauté de bijou barbare, l’œuvre exerce une forme de fascination dont le sens est peut-être à chercher dans la définition de la poésie que donnait Georges Bataille dans Le Coupable  : « La poésie est une flèche tirée : si j’ai bien visé, ce qui compte – ce que je veux – n’est ni la flèche ni le but mais le moment où la flèche se perd, se dissout dans l’air de la nuit : jusqu’à la mémoire de la flèche est perdue. »

Richard Blin

Les Couleurs de boucherie, d’Eugène Savitzkaya
Flammarion, 228 pages, 18

Une esthétique du choc Par Richard Blin
Le Matricule des Anges n°208 , novembre 2019.
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