« Les livres sont fatigués. Il faut les peindre. » Sous la beauté du titre percent un constat et une injonction. Pourriez-vous les développer ?
Jean-Paul Michel : Une injonction, certainement. Mais avec un grain de sel, toutefois, quant au « constat », car, s’il est vrai que les livres ont déjà beaucoup donné, je ne reprends nullement à mon compte l’antienne de leur menace d’épuisement. Ma confiance dans les puissances d’effet des inscriptions des hommes est intacte. Elle trempe directement dans ce que le fait même de ces inscriptions a de plus archaïque : le fond poignant de nos pouvoirs, de nos impouvoirs.
Pourquoi ce « rêve d’un livre peint » ? Pour retrouver une innocence du regard ? Ou s’agirait-il d’une tentative visant à inventer de nouveaux lecteurs ?
Pour tenter de laisser entrevoir quelques arrière-plans de la récurrence incessante de cette injonction, je dois évoquer ici un choc émotionnel très ancien : l’éblouissement, qui m’a littéralement « cloué sur place », au printemps de 1959, devant les chevaux pommelés, les ponctuations rouges et noires, les mains négatives soufflées à la poudre d’ocre ou à l’oxyde de manganèse, qui timbrent si vivement l’environnement des animaux peints sur la paroi, à Pech-Merle. J’avais 10 ans.
J’en reviens toujours à ce choc, d’ordre onto-aisthésique, dont rien n’a depuis lors jamais pu éroder la puissance d’ébranlement. Dans mon imaginaire profond, « écrire » est toujours demeuré, de quelque façon, « peindre », dessiner, sculpter. Comme si le poème appelait une puissance d’éclat plus grande, capable d’arrêter chacun directement, d’imprimer en lui les traces d’une expérience inoubliable, chargée d’un mana plus puissant. Quel horizon plus enviable pourrait bien désirer un poème vivant, actif, muni des qualités qui pourraient le constituer en ce « point d’appui » solide, qu’il a charge d’être, dans l’indétermination du devenir ?
Comment arrêtez-vous le choix de ce qui est publié ?
Pour les auteurs anciens introuvables, les éditions bilingues d’auteurs publiés en traductions nouvelles, le critère est celui de la nécessité impérieuse de remettre ces œuvres en lecture auprès des jeunes gens concernés d’aujourd’hui (La Boétie, Joubert, Bashô, Blake, Hölderlin, Hopkins, etc.) Pour les œuvres contemporaines, les critères s’imposent d’eux-mêmes : la nécessité sensible, subjective et objective, qui les a appelées, jointe à une visée de vérité, de loyauté à l’endroit de ce qui est, qui aillent bien sûr avec la liberté et les qualités d’exécution requises.
Sans parler de bilan, puisque rien n’est fini, quel regard portez-vous sur cette aventure éditoriale ?
On ne peut pas être à la fois à la fenêtre et se regarder passer dans la rue. D’autres, seulement, pourront juger de tout cela avec l’objectivité souhaitable, quand l’heure sera venue. À la bonne distance. En tiers pertinents. Pour les auteurs vivants, la matière est encore sur l’établi....
Éditeur « Un choc émotionnel très ancien »
mars 2020 | Le Matricule des Anges n°211
| par
Richard Blin
Un éditeur