Le narrateur de Blockhaus est écrivain et c’est pour écrire qu’il a fui trois semaines la capitale pour Arromanches en Normandie. Il y débarque comme avant lui le narrateur du grand Pierre Michon débarquait du côté de la Grande Beune noyée de pluie, au bord d’une Dordogne où l’Histoire faisait remonter à la surface des silex venus de la préhistoire. Ici aussi l’Histoire a marqué le paysage. Nous sommes au bord de la Manche et la mer découvre et recouvre au fil des marées « les vestiges du port artificiel » que les Alliés en juin 44 établirent pour venir sur ces plages gagner la guerre. L’appartement où il arrive et que lui a prêté une amie exhibe aussi la trace de ce qui s’y est joué soixante-dix ans plus tôt. « La maison avait-elle été, lors de cette fameuse nuit du 6 juin 1944, réquisitionnée par l’armée américaine, la famille qui y demeurait évacuée en quatrième vitesse afin de faire place aux combattants, ou bien, désertée devant leur arrivée, avait-elle simplement été investie, en vertu de sa localisation en première ligne – aux premières loges – » ? L’Histoire affleure partout, jusqu’à projeter dans le musée du débarquement les visages fragiles de ceux qui firent sur cette plage plus que « boire la tasse ». Et notre homme, qui est peut-être l’auteur lui-même, se trouve à son tour aux premières loges d’une nuit dont on saisira qu’elle est tissée d’autres nuits, de secrets intimes et du cri d’un motard ivre, crucifié par l’ivresse et une souffrance chevillée au corps. L’imbibé vient la première nuit s’affaler sous les fenêtres de l’écrivain, « la bouche grande ouverte, béance noire, pour chercher de l’air ». Il reviendra la nuit d’après, entrant ainsi dans le livre comme y entrerait un fantôme ou l’incarnation d’une mauvaise conscience. Entrant aussi dans le récit que le narrateur en fait à Esther, sa compagne qui vient le rejoindre le deuxième week-end. C’est ensemble qu’il découvre le pub de Suzanne qui est ici l’Hélène de La Grande Beune de Michon. Une sexagénaire flamboyante et royale, en guerre permanente avec son homme, un Irlandais que l’Histoire plus récente, celle des tours de New York abattues en septembre 2001, a plongé dans un délire paranoïaque qu’il partage avec ses clients soiffards que l’ennui enlise. Alcôve au cœur de la nuit, ce bar-là semble la réplique terrestre des « vestiges du port artificiel » : l’Histoire a érodé les hommes, la vie et les marées quotidiennes déposent à son comptoir une laisse de mer composée de rêves avortés, d’amours naufragées, de colères sauvages.
Constitué de trois parties, Blockhaus est un triptyque sombre et lumineux à la fois, tenu tout entier par une langue qui ramène dans ses filets le souvenir précis d’un paysage, d’une silhouette et saisit magistralement l’épaisseur d’un lieu, d’un moment. Et cela aussi nous fait penser à Pierre Michon, car même si la langue de Larnaudie est autre, on entend en elle ce que l’auteur de Vie de Joseph Roulin y a apporté : « Au premier rond-point, la route monte sur la droite : derrière nous s’éloignait à travers la bruine l’énorme cathédrale qui règne au-dessus de la ville, silhouette démesurée, jaillie comme sous l’effet d’une poussée tellurique à la manière de ces monts solitaires dont la masse incongrue écrase le paysage, sorte de Ventoux normand, au pied de quoi l’on sait que se déplie, dans un petit musée construit sur mesure pour lui servir d’écrin, la célèbre tapisserie qui dit la bataille de Hastings et les triomphes de Guillaume le Conquérant. »
On entre ainsi, avec le narrateur, par ce « nous » qui n’est pas de majesté, non seulement dans Arromanches, mais aussi dans cette nuit sur quoi veille le blockhaus qui donne le titre au livre. Une bouche sombre, donc, où quelque chose qui ressemble à de l’interdit, ou de l’indicible, lie les vivants avec les morts, les fantômes avec ceux qui vont le devenir.
T. G.
Blockhaus, de Mathieu Larnaudie
Inculte, 110 pages, 13,90 €
Domaine français Nocturne normand
mars 2020 | Le Matricule des Anges n°211
| par
Thierry Guichard
Venu sur la côte normande pour écrire, un écrivain saisit dans une langue magistrale l’épaisseur historique d’un lieu et le mystère de vies échouées là. D’un trait noir et lumineux.
Un livre
Nocturne normand
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°211
, mars 2020.