Le principal paradoxe du jugement littéraire est que si son rapport à l’esthétique paraît devoir être étroit, il n’a souvent pas le moindre lien avec les choses du goût. Ainsi, laisse-t-il les « gens de bon goût » de chaque époque se vautrer complaisamment dans les boues des passades de leurs actualités, tout en négligeant avec beaucoup de… précision les œuvres qui pourraient les voisiner, et ce tandis que les censeurs, honnis des gens de l’art et du métier, prouvent très souvent aux générations futures qu’ils connaissent, eux, et parfaitement, ces territoires créatifs méprisés. Georges de Peyrebrune nous en apporte la preuve à son corps défendant : alors que nul dictionnaire de notre temps non plus qu’aucun grand témoin de la littérature de son époque n’ont cru bon de laisser une ligne un peu lucide sur son œuvre (Philippe van Tieghem énonce une banalité mâtinée de désinvolture et Paul Léautaud ignore jusqu’à son nom dans son journal, par exemple), c’est à ce satané censeur d’abbé Bethléem, le patron de la bien chrétienne Revue des lectures de nous apporter la preuve qu’il a lu ou fait lire pas moins de dix-huit de ses œuvres ! La notice qu’il consacre à la romancière dans son Romans à lire et romans à proscrire de 1932 est la source la plus riche de toutes celles qu’on a pu dénicher, y compris dans Le Dictionnaire universel des créatrices des éditions des Femmes qui l’ignore. Bien sûr, on excepte ici l’essai très récent de Jean-Paul Socard (Arka, 2011), ainsi que la réédition des Ensevelis (Par ailleurs, 2017), et celle, toute récente, du roman Victoire la rouge, présentée par Julie Floury. À lui seul, ce dernier roman mérite tout particulièrement de devenir un objet d’attention. Pour ses qualités intrinsèques, bien entendu, mais aussi parce qu’il est à l’origine d’une œuvre littéraire connue de tous. En effet, c’est sur le souvenir de sa lecture qu’Octave Mirbeau écrivit Le Journal d’une femme de chambre, roman de 1900, filmé par Luis Buñuel en 1964 avec Jeanne Moreau. Mais qui était donc Georges de Peyrebrune, l’auteure de Victoire la rouge ?
Romancière, née 18 avril 1841 à Sainte-Orse, en Dordogne, sous le nom de Mathilde Marie Gerogina Elisabeth de Peyrebrune Judicis, épouse de Numa Paul Adrien Eimery, elle connut une période d’activité intense mais courte. Montée à Paris après la Commune, elle y publie l’essentiel de son œuvre romanesque entre 1877 (Contes en l’air) et 1909 (Le Réveil d’Eve), avec des livres comme Gatienne (Calmann-Lévy, 1882), Les Frères Colombe (P. Ollendorff, 1885), ou Les Ensevelis (P. Ollendorff, 1887) qui racontent un fait divers minier. Elle s’impliqua ensuite dans le journalisme féministe et participa encore au prix Femina-Vie heureuse, avant de s’effacer, jusqu’à sa disparition en 1917.
Dans la double tradition du roman sentimental et du roman réaliste, elle fut à la réflexion assez prolixe et donna dès 1883, chez Plon-Nourrit et Cie, ce roman très marquant : Victoire la rouge. Elle y mettait en scène le tragique destin d’une orpheline placée comme servante à la campagne.
– En voilà une bête, pensait la fermière en poussant devant elle le paquet de chair qu’on venait de lui livrer.
Et elle examinait cette drôlesse mal équarrie, courte, large, crevant de graisse, avec de la poitrine plein son corsage et des hanches plein ses jupes. Cela sautait à chaque pas lourd (…). Son visage était grêlé comme une écumoire ; ses petits yeux bleus, très doux, clignotaient, bordés de rouge. Il lui passait sur le front de grosses mèches courtes de beaux cheveux fauves et drus, que le bonnet ne pouvait retenir.
Jameau avait mené des porcs pour les vendre. Quand ils furent vendus, on retourna au Grand-Change. Le fermier et sa femme sur la banquette de la carriole, la petite fille derrière, dans le parc où les porcs s’étaient roulés dans leur fange. Il n’y avait point de siège ; elle s’accroupit, ses jupes dans le fumier. Le nez en l’air, riant des cahots qui ballottaient sa chair, elle ouvrait les narines et trouvait que la campagne, « ça sentait bon ».
Rompue aux travaux difficiles, Victoire est une force de la nature, mais elle a aussi un tempérament candide qui en fait un être soumis dont la vie va faire sa proie, avec l’aide des hommes, la poussant à la répétition des drames, puis à l’infanticide et à la prison, enfin au suicide… Elle-même enfant naturelle, Georges de Peyrebrune avait sans doute des raisons d’imposer autant de tension à son roman. Et l’on comprend par ailleurs la nature des liens qui pouvaient l’attacher à son ami Léon Cladel, autre apôtre des humbles et des destins tragiques.
Trente-deux ouvrages s’alignent sur sa bibliographie parmi lesquels quelques-uns ont tous les atouts pour attirer les curieux. Le Roman d’un bas-bleu (1892), par exemple, où elle évoque la vie d’une femme de lettres, thématique très autobiographique, et puis cet inénarrable Doña Quichotta de 1906 où les amateurs de fiction seraient peut-être bien avisés de mettre le nez… Éric Dussert
Victoire la rouge, de Georges de Peyrebrune
Présenté par Julie Floury, Talents Hauts, 236 pages, 7,90 €
Égarés, oubliés Destins ancillaires
mars 2020 | Le Matricule des Anges n°211
| par
Éric Dussert
Négligée, l’œuvre romanesque de Georges de Peyrebrune comporte quelques très bonnes pièces, remarquées par Léon Cladel ou Octave Mirbeau…
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Destins ancillaires
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°211
, mars 2020.