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Intemporels Devenir taupe

mars 2020 | Le Matricule des Anges n°211 | par Didier Garcia

Fruit de presque trente ans de travail, Le Tunnel de l’Américain William H. Gass est un roman hors norme. Aux allures de bric-à-brac.

William Frederick Kohler, historien et ancien consultant en « forfaitures fascistes » aux procès de Nuremberg, vient d’achever la rédaction d’un livre immense intitulé Culpabilité et innocence dans l’Allemagne d’Hitler (souvent abrégé en C&I), mais alors qu’il s’apprête à en rédiger l’introduction, en quelque sorte sous nos yeux, le voici qui s’autorise à « mettre par écrit cette prison » qu’est sa vie, dans un texte qui prolifère rapidement et qu’il s’empresse de dissimuler entre les pages du livre récemment terminé, afin qu’il ne tombe pas entre les mains de Martha, son épouse. Ce qu’elle regretterait d’ailleurs aussitôt, en découvrant çà et là des évocations peu flatteuses de sa propre personne : « son visage (…) arborant l’expression raide et rance d’une vieille miche », ou encore : « La graisse a alourdi ses hanches et ajouté des bastions à ses seins. Elle ressemble à une figure de la fertilité préhistorique ».
Tout y passe, ou presque, dans cette excroissance imprévue de 700 pages qui se développe de manière à la fois tentaculaire et labyrinthique : son enfance misérable dans le Midwest, les magasins dans lesquels il s’approvisionnait en bonbons, ses collègues (autrement dit, tour à tour, Culp, Herschel, Planmantee, Governali, sans oublier celui qu’il considère comme son père spirituel : Magus Tabor, alias « Margot la Folle »), ses maîtresses, des membres de sa famille, comme l’oncle Balt, et quelques-uns des écrivains qu’il a lus, au premier rang desquels il place Rilke, le « romantique transultime ». Et sans doute parce qu’après un tel travail sur le Troisième Reich il faut bien que que cela transpire un peu : des scènes saisissantes de la Shoah. 700 pages donc, « brouillées et secrètes », parfois augmentées de dessins, de schémas, de calligrammes (dont un en forme de pénis), d’épigrammes licencieux (où il est souvent question d’une nonne) et de variations typographiques auxquelles on peine à donner du sens.
Mais le plus gros morceau de cette digression reste sa vie de couple. Ou plutôt : ce gigantesque fiasco qu’est son mariage avec Martha. Kohler s’arrête donc ici sur leurs disputes et à un quotidien qui s’apparente à une « guerre domestique », durant laquelle ils se dépècent « lentement en longues tranches haineuses comme du bacon sous vide »… Et cependant qu’il narre par le menu ses déboires conjugaux, il entreprend de creuser un tunnel sous sa propre maison. Est-ce pour échapper à sa propre vie, lui qui se dit membre du PDP, le Parti des Déçus du Peuple ? Pour se donner une nouvelle raison d’être ? Ou pour se creuser un terrier au fond duquel il pourrait disparaître, lui qui affirme s’être retiré depuis longtemps dans son propre monde, sa propre chair, son propre trou ? L’énigme restera entière, d’autant que ce tunnel inachevé (un « foutu forage ») ne mènera nulle part, et encore moins à la lumière.
Par sa densité et par sa complexité (il faut se résigner à ne pas tout comprendre), Le Tunnel (publié en 1995) est une épreuve pour le lecteur, lui apportant son lot d’enchantements mais aussi de découragements passagers (il arrive qu’on ne sache plus du tout où on en est, tant la digression s’écarte de la ligne principale, laquelle est d’ailleurs moins une ligne qu’une suite de pointillés, avec des bifurcations toujours possibles et des points parfois séparés les uns des autres par plusieurs pages). Pas moyen de s’arrimer à un fil, qu’on perd tôt ou tard (une dizaine de pages plus tard étant ici un record de constance, comme lorsqu’il évoque la préparation d’une fête qui n’aura jamais lieu pour l’un de ses anniversaires). Le lecteur se trouve donc constamment emporté par un torrent qui charrie un peu de tout (en gros : tout ce qui traîne à la surface d’une mémoire) et au cœur duquel il s’efforce de ne pas perdre pied.
On ne peut s’y tromper : Le Tunnel de William H. Gass (1924-2017) est un monument, comme il s’en fait peu (on songe spontanément à ceux de Gaddis, de Barth ou Pynchon), le narrateur n’y voyant quant à lui rien de plus qu’un « foutoir ». Un dédale romanesque dans lequel on a plaisir à se perdre et dans lequel on reviendra s’étourdir, une seule lecture ne pouvant suffire à épuiser cette logorrhée narrative. Avec l’espoir d’y découvrir tout ce que l’on n’est pas parvenu à saisir au cours de cette première rencontre, car Gass est de ces écrivains qui « approvisionnent leurs livres comme si chacun était un étang à poissons, une mercerie, une quincaillerie. » Le genre de boutique où le lecteur-flâneur peut encore espérer trouver l’objet rare qui fera son bonheur.
Didier Garcia

Le Tunnel, de William H. Gass
Traduit de l’américain par Claro,
Le Cherche Midi, 720 pages, 28

Devenir taupe Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°211 , mars 2020.
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