Comme déjà entrée en nostalgie, Pia, une enfant, narre son quotidien dans la ferme familiale en Charente. Avec ses phrases, pleines de « on » et de mots mêlés, elle regarde, fascinée, ces adultes travailleurs. Pour elle, le moindre événement se transforme en récit merveilleux. Dès les premières pages, le style de ce récit bucolique emmène le lecteur vers un monde oublié. De manière très originale, le phrasé de Pia changera, suivra son évolution vers l’adolescence. Pour l’heure, il s’agit encore de donner de l’importance aux petites choses : « Ecouter derrière la fenêtre les vaches meugler, la trayeuse dans l’étable, écouter l’eau bouillir, le clapotis de la polenta ». Les thèmes attendus de la saga d’un clan et de la vie au grand air sont bien là : la rudesse des travaux, la bonté des habitants, l’injustice des intempéries… Certains passages rappellent les leçons de choses d’antan et les livres de lecture : « Après le travail, on finit par laisser les pierres en tas au bout du champ, sans regret. Papa et Adamo viendront les chercher avec la remorque ». Cet univers a quelque chose d’immuable, que la modernité et la technologie ne parviennent pas à perturber. Un effet renforcé par l’histoire tragique de ces fermiers immigrés italiens, dont les premiers représentants arrivent en France après la Seconde Guerre mondiale. Les grands-parents sont là, avec la nonna, la grand-mère, « qui lit la vie des saints au bord des prés ». L’occasion de rendre un hommage vibrant à cette langue italienne amenée à se perdre de génération en génération. Moins présente chez les parents, elle s’efface chez les enfants : le français est devenu la langue maternelle et, de ce point de vue, leur intégration a réussi. Il ne reste plus que quelques mots épars, qui viennent colorer le propos : « porca miseria ! »
Pour s’élever socialement, il faut abandonner une partie de ses racines, constate Paola Pigani. L’écrivaine va toutefois au-delà de ces considérations. Elle dresse un véritable portrait sociologique des exploitants agricoles. Au fil des années, le métier est corseté par les avis d’experts. Les machines améliorent la productivité, mais imposent leur rythme de travail. Les progrès sont réels, mais balayés par la sécheresse de 1976 qui ravage les monocultures. Les méthodes apprises par le fils Adamo au lycée agricole atteignent leurs limites. La révolte gronde et les syndicats réagissent, comme les Paysans travailleurs de Bernard Lambert. La vie aux champs se politise. Jamais toutefois Paola Pigani ne se départit de son fil narratif. Pia reste à la manœuvre et raconte ces bouleversements qui s’entrechoquent avec ses préoccupations adolescentes. La vie au pensionnat, les allers-retours de la ville à la ferme scandent ses semaines. Le tout dominé par une prise de conscience : « Je voudrais qu’il y ait sur nos chemins et jusqu’au ras des villes des orties et des hommes qui s’agrippent à nos rêves éboulés, au souvenir de nos terres travaillées, de nos terres en jachère, de nos terres rêvées, même sauvées d’une décharge ou d’une sécheresse ». Un appel émouvant qui invite à la sauvegarde de l’histoire paysanne et incite au respect de l’environnement.
Franck Mannoni
Des orties et des hommes, de Paola Pigani
Liana Levi, « Piccolo », 320 pages, 11 €
Poches Un dimanche à la campagne
juillet 2020 | Le Matricule des Anges n°215
| par
Franck Mannoni
Paola Pigani redonne ses lettres de noblesse au roman social en racontant le rude parcours d’une famille paysanne dans les années 1970.
Un livre
Un dimanche à la campagne
Par
Franck Mannoni
Le Matricule des Anges n°215
, juillet 2020.