Les langues forment une magnifique forêt. Une forêt luxuriante, on ne peut pas le nier, mais certainement pas une forêt vierge : chacun y met les lèvres, même en période de pandémie et de masque obligatoire, et certains s’y essuient même les semelles. Ainsi de l’Académie française lorsqu’elle prend des oukases avec ses pantoufles d’éléphant – on se souvient de zharicots… Si les langues sont à tous, elles sont paradoxalement propriété partagée et réservée à certains. D’abord parce que nous ne sommes pas tous polyglottes ou doués d’une jactance digne des dieux, ensuite parce que certaines langues se réservent en effet, élitistes ou simplement rares, à quelques bénéficiaires triés sur le volet, lesquels ne sont pas toujours les plus favorisés de nos frères humains. Il reste de cette proliférante habitude de l’être humain une pléthore de phonèmes juxtaposés, de sons plus ou moins reproductibles en fonction de nos apprentissages initiaux respectifs et des usages particuliers quant au meccano de tous ses matériaux phonétiques, sémantiques et tutti frutti. C’est ce pays de la langue contrasté et vivant, plein d’heureuses surprises et source de mille perplexités que la journaliste et dessinatrice Corinne Desarzens a décidé de nous faire les honneurs dans La Lune bouge lentement mais elle traverse la ville, une chronique de ses voyages et de ses récoltes langagières présentée en chapitres organisés autour d’une langue.
Arabe, urdu, japonais, anglais, les possibilités étaient nombreuses de mettre bout à bout des sonorités et des significations, jouer des localismes, des habitus et des topoï, égrener des mots, en donner les significations qui nous extirpent de nos conventions d’Européens du début du XXIe siècle… La langue, c’est une forêt mais c’est aussi le déplacement inouï, celui qui nous fait des trous dans le cerveau, larges comme des puits de mine et profond comme des caches au trésor. Illustré par Corinne Desarzens elle-même d’aquarelles, ce livre est un grand fourre-tout d’émotions et de remarques, citant pêle-mêle Lawrence d’Arabie, Bashô, Cees Nooteboom, l’anonyme urdu ou une épistolière américaine un peu perdue de plume, et, souventes fois aussi, des réflexions de l’enquêtrice discrète, qui, carnet en main, n’oublie pas de s’extasier sur des vocables incroyables ou sur notre collective et ravageuse indifférence à la langue négligée que nous parlons au quotidien.
Foin des langues de bois et des mots des prétendus experts « à la page », mort à la « réalité éloignée » – et non augmentée – que révèlent des termes comme « présentiel » (ou « apprenance » !) nous dit en substance Corinne Desarzens. Visons le sens, voyons couleurs, tonalité, entendons la musique : « L’ère du clash, nous voici dans l’ère du clash, insiste une voix vraisemblablement désolée ; déjà qu’à la seule écoute de hashtag, buzz, tweet, mais aussi t’as dit quoi, pas d’souci, au final, attractif, solutionner, impacter (…) mon corps se couvre de taches rouges, je ne peux qu’ajouter ces taches, mes mains tordues et cette voix désolée. Je crois que cette crispation remonte précisément à l’abandon du ruban de soie bicolore et de la machine à écrire, éclipsée, avant la connexion sans fil, par la prise électrique. Cette vibration imperceptible mais constante. Le reproche implicite adressé à qui ne réagit pas assez vite. Allez, allez, et moi qui n’aime pas faire attendre. La condamnation de la réflexion, et même de la pause. Ne pensez pas, ne jetez pas, ne coupez pas, encombrez-vous. Mais réagissez, bon sang ! »
Il y a naturellement tant de puissance dans le néologisme : pourquoi ne pas flirter avec des mots inconnus, en inventer soi-même lorsqu’on constate avec notre bergère ès-mots les beautés et les subtilités de « hokhayo » (Zanzibar, lorsque sa mère ramassait du foin), ou des sons chez les Russes (« choum vody », le bruit de l’eau par exemple), pour ne rien dire du délicieux argot suisse alémanique qui nous propose « Briefschachteschlitzbeglück-ungsbeamter » (fonctionnaire chargé de faire jouir les fentes des boîtes aux lettres) pour présenter le facteur… On aura compris qu’il n’y a dans le livre de Corinne Desarzens ni glossaire ni index mais une déambulation très personnelle, magnifiquement illustrée par une flâneuse comme on les aime : tantôt perspicace, tantôt braquée, toujours placée en un équilibre qui n’est pas le nôtre. C’est normal puisque les voies du langage sont impénétrables et la magie des mots terriblement grande…
Éric Dussert
La Lune bouge lentement mais elle
traverse la ville
Corinne Desarzens
La Baconnière, 347 pages, 20 €
Essais Babel partout
septembre 2020 | Le Matricule des Anges n°216
| par
Éric Dussert
Avec Corinne Desarzens, les voies du langage sont impénétrables et la magie des mots terriblement grande.
Un livre
Babel partout
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°216
, septembre 2020.