Finalement, cette histoire de suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête. » Placée en épigraphe, voilà LA phrase la plus terrible du troisième livre de Sandra Lucbert, après Mobiles en 2013 et La Toile en 2017. Prononcée par Didier Lombard, l’ex-PDG de France Télécom à la barre, en mai 2019, alors que se déroule le procès, « pour harcèlement moral à l’échelle d’une entreprise », de sept dirigeants plus de douze ans après la vague de suicides qui a frappé la société. Ce procès, Sandra Lucbert, normalienne née en 1981, ne se contente pas de le suivre de loin ; elle y assiste, au tribunal même, au plus près des prévenus et des plaignants. Là non pas en chroniqueuse judiciaire mais en romancière croqueuse d’hommes sans états d’âme. Le commentaire de Lombard illustre le manque total d’empathie, l’indifférence, la froideur de cette classe dirigeante ; car ce procès est « l’occasion de voir à nu la guerre des classes », considère Lucbert chez qui on sent une profonde et sincère colère. Une colère que la littérature – bien plus que ne l’aurait fait un simple reportage de prétoire – canalise pour l’empêcher de verser dans l’anticapitalisme primaire et sans portée.
Si l’auteure prend fait et cause, et pas qu’un peu, pour ceux que la transformation du groupe de télécommunications a poussés à bout voire au pire, ce n’est pas seulement pour dénoncer mais aussi, oui surtout, pour déconstruire les logiques de « l’économie de serre-vis ». « C’est comme pour un canapé, les clous qui tiennent le tissu » – ces clous, elle les fait sauter au burin. Mordante, offensive, invasive, sa prose expose à la vue de tous les implicites à l’œuvre dans le système managérial, et d’abord dans la novlangue qui le porte. Si « la masse salariale » – masse, c’est-à-dire grand tout indistinct où la singularité n’a pas sa place – est invariablement la variable d’ajustement de ce système-là, la grammaire de la LCN (« langue du capitalisme néolibéral ») en est la désincarnée partition. « Il me fallait bricoler de ces télescopes-microscopes qui puissent faire apparaître ce que nous ne voyons pas, et comme ce n’est pas chose facile, je suis allée chercher de l’aide chez quelques fameux opticiens-prosateurs », écrit Sandra Lucbert qui convoque en effet tour à tour, sortes de grands témoins théoriques, Kafka (La Colonie pénitentiaire) ou Melville (Bartleby), notamment. Plutôt qu’un récit romancé du procès, c’est donc un essai narratif qu’elle signe, bien à l’image de la toujours surprenante collection « Fiction & Cie » qui l’accueille.
Au fond, elle se livre là à un inventaire après liquidation, si on veut bien se rappeler qu’en 2006 les plans de restructuration, comme on dit pudiquement, de France Télécom visaient « 22 000-postes-à-supprimer » en trois ans… Si le livre a été titré Personne ne sort les fusils, c’est parce que les lois régissant la financiarisation de l’économie à partir des années 80 sont passées inaperçues, inodores et incolores en apparence. Depuis, on a vu ; la preuve.
Anthony Dufraisse
Personne ne sort les fusils,
de Sandrine Lucbert
Seuil, « Fiction & Cie », 154 pages, 15 €
Essais Le néolibéralisme dans le texte
septembre 2020 | Le Matricule des Anges n°216
| par
Anthony Dufraisse
Sandra Lucbert a assisté, en 2019, au procès France Télécom. Et déconstruit les logiques de « l’économie de serre-vis ».
Un livre
Le néolibéralisme dans le texte
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°216
, septembre 2020.