Kaspar Hauser, enfant retrouvé hagard sur la place du Suif de Nuremberg (en Bavière) le 26 mai 1828, l’année même de la mort de Victor de l’Aveyron, immortalisé par Truffaut dans L’Enfant sauvage (1969), brandissait à qui veut un papier plié en quatre adressé à « l’honorable capitaine de la 4ième division du régiment de chevau-légers de Nuremberg ». Aux questions que quelques-uns s’empressaient de lui poser il ne répondit que par d’approximatives expressions balbutiées tel cet inlassable « Woas nit » dans lequel s’entendait un « je ne sais pas » malhabile. Plus tard, écrit Hervé Mazurel, « des sons s’agrégèrent jusqu’à former une phrase curieuse et obstinée, fièrement adressée à son interlocuteur » : « je voudrais devenir cavalier comme mon père l’a été ». De là s’ensuivirent un séjour d’un mois et demi dans la tour de prison réservée aux vagabonds (à Luginsland), de multiples interrogatoires et expertises, dont la première affirma que Kaspar n’était ni fou ni idiot, mais qu’il avait été sans doute séquestré et éloigné, « de la façon la plus incroyable, de toute éducation humaine et sociale ». Sa sortie de la caverne de Platon fut opérée par on ne sut qui (sinon que Hauser l’appelait sans haine ni ressentiment « l’homme-qui-a-toujours-été-avec-moi ») ni pour quelle raison celui-ci l’abandonna à sa seconde naissance.
Quoi qu’il en soit, cette façon de surgir dans le monde, « d’un seul coup comme une masse effrayante et indéchiffrable » (Jean-Christophe Bailly), donna brutalement un destin à Kaspar Hauser. Un monde fut brutalement déversé en lui et dans tout ce que l’on put imaginer de la sensibilité d’un être ayant passé la première partie de sa courte existence dans un cachot (Kaspar sera lamentablement assassiné à l’hiver 1833 d’un coup de couteau à l’abdomen). Un monde que miraculeusement Kaspar Hauser s’acharna à saisir, après être passé aux mains de différents tuteurs, jusqu’à laisser quelques liasses d’une extraordinaire autobiographie.
Le surgissement d’un tel sujet dans la société bavaroise de son temps, être à la bonté naturelle, que la culture s’employa à éloigner dans le double mouvement de son pharmakôn (remède et poison) de ses singularités naturelles (un odorat des plus fins, une capacité quasi nyctalope, etc.), étonna d’autant plus cette société que Kaspar se révéla, en une habileté qui lui fut comme innée, un cavalier hors pair et un dresseur remarquable de chevaux indociles. Il constitua donc une énigme suffisante pour les sciences naissantes de cette Europe romantique – psychologie expérimentale, future psychiatrie, sciences de l’éducation, voire pour tout ce qui devait départager les sujets entre leur héritage inné et leurs acquis culturels. C’est ce que montre, parmi bien d’autres développements (de l’inconscient, des faits de l’apprentissage, de la créativité primaire etc.), le remarquable essai d’Hervé Mazurel, notamment dans les chapitres « Les portes de la perception », « Sous l’empire de l’émotion » et « Présences de l’autre » où nous découvrons quels liens cet enfant garda avec ces petits chevaux de bois entourés de rubans colorés. Le petit cheval, élément de son domino mental transitionnel, par quoi toute la finesse de perception de Kaspar s’élabora, sentant et voyant tout, lui fit sans aucun doute construire psychiquement ses propres « jouets du désir » afin de ne pas être le seul jouet de ses angoisses et de ses pulsions destructrices.
L’audace d’un sujet d’étude aussi fuyant que celui de Kaspar Hauser (jamais surplombant mais d’une grande empathie), la clarté d’exposition et la qualité d’écriture (si rare) avec laquelle Mazurel avance dans les linéaments de son enquête, sont impeccablement conduites. Les neuf chapitres, des « Preuves et conjectures » premières à ce processus d’arraisonnement de la culture dont Kaspar fut la victime et l’exclu, en passant par le rappel d’une « Histoire au conditionnel » des vies de Kaspar, en attestent. Ce livre, dix-sept ans après l’important volume Kaspar Hauser, Écrits de et sur K. H (Bourgois éditeur) que préfaça Jean-Christophe Bailly, s’inscrit avec évidence dans la longue histoire de la casuistique psychologique, faisant du petit-grand sujet Kaspar Hauser un cas plus que susceptible d’avoir été investi, et ce pour devenir le symptôme même d’en tremblement illisible entre nature et culture encore à appréhender.
Emmanuel Laugier
Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit
Hervé Mazurel
La Découverte, 352 pages, 19 €
Essais Kaspar, cavalier-cheval
Loin d’appartenir à la catégorie des « enfants sauvages », Le cas de Kaspar Hauser fascina l’Europe du XIXe siècle. Hervé Mazurel déploie depuis cette vie minuscule une véritable anthropologie sensible et historique. Fascinant.