Plus besoin de présenter Karl Ove Knausgaard. Quoique… En France, celui que Pierre Assouline taclait de « montrer ses meubles Ikea tout en s’interrogeant sur le sens de la vie » et qui est comparé à Proust hors de nos frontières n’a pas remporté la reconnaissance unanime de ses pairs. Tout commence par La Mort d’un père (Denoël, 2012), centré sur la relation complexe qui unit l’auteur à son père, une figure incandescente et effrayante. Ce premier tome est marqué par sa fin de vie prématurée, rongée par l’alcool, dans le salon rempli d’immondices de sa propre mère. Au cœur de cette tragédie, le passé du narrateur ressurgit, tétanisé par les coups de colère paternels, noyé dans la solitude et rongé par la sensibilité – « comme une couronne tressée de souvenirs, imbriqués les uns dans les autres, toute mon enfance reposait en moi ». Cette dernière est la ligne directrice de Mon combat. Derrière le coup de foudre de Knausgaard pour la future mère de ses enfants (Un homme amoureux), sa jeunesse étouffée par les frustrations (Jeune homme), son année perdue dans la nuit polaire (Aux confins du monde) ou ses années étudiantes à Bergen (Comme il pleut sur la ville), se profilent un père terrifiant, une obsession velléitaire à l’égard de l’écriture et des excès marqués (de sentiments, d’alcool, de hantises).
Dans Fin de combat, qui clôt le cycle, nous retrouvons l’auteur norvégien en proie à des contraintes familiales envahissantes, entre ses trois enfants en bas âge et son couple qui chancelle. Le récit, dont la rédaction a démarré en 2008, s’ouvre sur la période charnière qui précède la parution du premier tome. La veine autobiographique sans fard ni concession dans laquelle il s’exprime débouche sur des menaces familiales très médiatisées, lesquelles le retranchent dans une solitude bourrée de remords, doutant de l’ensemble de sa démarche. « La culpabilité colorait tout, se répandait comme un nuage dans tout mon corps, imprégnant tout mon organisme, répandant la ruine et la destruction. C’était une culpabilité dont on ne pouvait plus retrouver l’origine, qui ne pouvait plus s’expliquer par ce que j’avais fait, elle avait maintenant sa propre autonomie. »
Telle est, sans doute, l’émotion qui domine le dernier opus de cette ambitieuse entreprise littéraire. Car si l’auteur accède à 40 ans à la renommée internationale, il a le sentiment d’avoir sacrifié son intimité et ses proches sur l’autel de l’« impératif de réalité » auquel il s’est astreint. En effet, son lectorat connaît tout de lui. Sa petite routine, faite d’allers et retours de son appartement de Malmö au jardin d’enfants, de tasses de café et cigarettes à répétition sur son balcon, et de séances d’écriture immanquablement perturbées. Son insatisfaction globale quant au quotidien dans lequel il est enfermé, ses réflexions lucides à l’égard des relations familiales et ses doutes paralysants sur la direction que prend sa vie. Ses comptes rendus banals, en apparence dérisoires, d’une vie avec ce qu’elle comporte d’ennui, d’épiphanie, de mélancolie et de faiblesse.
Peu après que sa femme, l’autrice suédoise Linda Boström, a pris connaissance de ses premiers manuscrits, sa santé mentale flanche. La description de la phase maniaque qu’elle traverse (« Quand je la regardais, elle, je ne voyais que la fatigue, l’instabilité, l’insignifiance, l’imposture, la tristesse de l’hôpital et tous ces gens qui n’avaient plus d’espoir, donc plus rien. ») est à l’image des cinq précédents ouvrages : crue, chirurgicale, déchirante. Nous sommes en 2011, Knausgaard est devenu malgré lui une icône, son quotidien est un terrain miné et il lui est impossible de revenir en arrière. C’est avec soulagement qu’il appose un point final à sa veste fresque autobiographique. Fin de combat en est la conclusion sombre, hâtive, essoufflée, rédigée dans l’urgence – à l’image de cette infinie digression sur Hitler et la littérature du XXe siècle. Il est vrai que l’éditeur en multipliant les traducteurs (quatre, dont Marie-Pierre Fiquet, traductrice attitrée des autres tomes) n’a certainement pas rendu justice au texte initial. Mais qu’importe, cela n’entache en rien l’importance de Mon combat dans l’histoire littéraire contemporaine, sa démesure, sa noirceur, son aveu d’échec – « c’était une expérience et elle a échoué puisque je n’ai même pas dit ce que je pensais ni décrit ce que j’avais réellement vu, loin de là ».
Camille Cloarec
Fin de combat
Karl Ove Knausgaard
Traduit du norvégien par Christine Berlioz, Laila Flink Thullesen,
Jean-Baptiste Coursaud et Marie-Pierre Fiquet
Denoël, 1406 pages, 32 €
Domaine étranger Anatomie de la culpabilité
novembre 2020 | Le Matricule des Anges n°218
| par
Camille Cloarec
Avec Fin de combat, l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard clôt sa monumentale série autobiographique.
Un livre
Anatomie de la culpabilité
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°218
, novembre 2020.