Au deuxième étage du 141 Wooster Street à New York, le touriste curieux peut visiter une installation de Walter Di Maria, créée en 1977 et soigneusement entretenue depuis : entre les murs blancs d’un grand loft vide, 300 tonnes de terre, ratissée et arrosée, d’où sortent parfois pousses d’herbe, champignons ou libellules. Rencontre abrupte entre nature et urbanité, Earth Room est avant tout une sorte de monument aux morts inversé, où le deuil est littéralement incorporé, retourné comme un gant. « Earth room », c’est aussi le titre du dernier chapitre de Médecine générale, première intrusion dans le genre romanesque – si l’on en croit la mention en couverture – d’Olivier Cadiot. De boîtes où enfermer ou avaler la douleur, il sera ici beaucoup question. Boîte inaugurale où se décompose « légèrement » le corps du demi-frère. Maison délabrée où s’enferment volontairement les trois personnages, « un enfant sauvage, un ignorant endeuillé et une troisième en retour d’exil », avant de la noyer, en écho, sous 2 tonnes de sable. Châteaux sadiens où tordre les corps et les esprits. Petit jouet égyptien où forclore un jardin. La boîte, et le trésor qu’elle recèle, c’est bien sûr d’abord ce « roman » capricieux et fantaisiste, turbulent et ouvert à tous les vents, borné en son début et sa fin par quelques pages d’effroi radical.
De cette douleur initiale, de cette « mort dans l’âme » il va falloir guérir, et c’est sans doute tout l’objet de cette « médecine », tantôt « générale », tantôt « particulière », dont la quête, à la fois méthodique et foutraque, forme la flèche du roman. À moins qu’il ne s’agisse d’un conte, drolatique et terrifiant, au croisement d’Alice, des 120 Journées et de Bouvard et Pécuchet… dont Cadiot, au passage, décalque la structure à l’identique : quand Closure, le narrateur, rencontre par hasard Mathilde, vieille copine de lycée, ils décident d’une retraite commune dans la piteuse maison d’enfance de celle-ci, sur fond de campagne désolée et d’extinction des espèces. Embarquant avec eux un « petit Pierre » croisé dans le train, dont ils espèrent fermement assurer l’éducation, ils vont, comme les deux héros flaubertiens s’affrontant successivement aux connaissances et disciplines les plus diverses, s’atteler à « tout reprendre à zéro » et multiplier les projets, du plus « agile » au plus incongru : fonder une communauté, une abbaye ? Monter une pièce de théâtre ? Faire du jardinage, de la thérapie de groupe, de l’analyse ? Fomenter un hold-up, tenter les psychotropes… voire devenir les managers des Ramones ? Mais chez Flaubert comme chez Cadiot, tout rate. Et chez l’un comme chez l’autre, rien ne peut éteindre le feu du désir ou cette course sans fin ni boussole : d’échecs en recommencements incessants, à coups de séances d’autocritique et de réveils nocturnes impromptus, nos trois idiots se soumettent à des injonctions de plus en plus tyranniques à la confession car, décidément, il faudra que « ça parle ». Jusqu’à ce que s’évide une pelote, « cette chose qu’il essaye d’extirper, comme s’il tirait lentement un organe d’un corps. On tire et la chose vient sous la forme d’une chose qui se déplie, comme une naissance ».
Avec un art aiguisé du dialogue qu’il dit avoir appris en traduisant Shakespeare (La Nuit des rois, P.O.L, 2018), Cadiot insuffle à ces pages une vitalité furibarde et déjantée, cultivant les ruptures et les glissements, les accélérations et les décalages. Et nous voilà emportés dans une odyssée gigantesque et minuscule (« un beau voyage pour rien ? »), picaresque et mégalo, sensible et explosive. Attention pourtant : terrain instable ! Concordances des temps incertaines, ruptures de focalisation, basculements intempestifs du dialogue vers la pensée ou la narration, percussion des voix et contrepoints : « Ça fait des taches et des nuages de couleur. Les scènes se fondent les unes dans les autres. Une vraie mélasse. » Un roman, vraiment ? Déconstruit en le faisant, en l’écrivant : « Ce n’est que moi. (…) Je suis le seul habitant du petit jardin tout noir où ça chuchote. (…) La voix qui fabrique les images parle du même endroit. Il n’y a rien dehors. » Rien, sinon cette lente guérison en suivant, sous la surface, le flot puissant d’une rivière souterraine. Rien, sinon cette lumineuse percée du soleil dans le brouillard, et un timide, mais résolu, retour à la vie.
Valérie Nigdélian
Médecine générale
Olivier Cadiot
P.O.L, 400 pages, 21 €
Domaine français Monument au mort
février 2021 | Le Matricule des Anges n°220
| par
Valérie Nigdélian
Sortir du monde pour guérir, mais de quoi ? Et qui est le malade ? Ordonnance sur mesure d’Olivier Cadiot – ou la langue comme réparation.
Un livre
Monument au mort
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°220
, février 2021.