Depuis le premier volume de La Face nord de Juliau (colline ardéchoise de 1000 mètres d’altitude, aux jaunes intensément variés) paru en 1981, Nicolas Pesquès n’a cessé d’écrire face à elle, élaborant à chaque livre une grammaire spécifique de sa propre écoute, toujours sur le motif et selon sa face mentale transcrite. Poèmes, journaux, notes variables de fragments, dont les retours insistent (de la répétition à son altérité) jusqu’à poser la condition même de l’existence de Juliau et noter ce qu’il en serait de son leurre. Si conditionnelle Juliau peut être imaginée, tout, pourtant, dans chaque volume, endure son existence dans les conditions d’une écriture, le mot « écre », énigmatique nomination de l’espace de l’acte d’écrire, revenant comme pour en qualifier l’obsession. Ce travail sur le motif, le dix-sept et dix-huit opus de La Face nord…, dont le premier était sous-titré « tombeau de Cézanne », poursuit donc son interrogatoire scrupuleux, « grammairisé aux genêts » comme il fut dit, le jus de Juliau livré par le transport que les mots gagnent à mesure qu’ils transfèrent l’expérience du dehors à celle, intérieure, de tout l’appareil psychique.
Le journal, daté, est le point commun de l’écriture de Juliau 17 et Juliau 18, chacun étant adossé et ponctué de citations. Selon une « avance en pointillé » pour le premier, le second volume est quant à lui structuré par deux modes d’expérience, à vrai dire insécables, celle que Pesquès appelle l’expérience « extérieure » (« l’ex ex »), et celle, « intérieure » sur laquelle il revient « avec et sans G.B [Bataille] » : les deux modes d’appréhension se divisent alors en expérience intérieure du dehors et en ce que l’auteur appelle ensuite, enchâssant l’un à l’autre les deux faces du dehors et du dedans, le « flash lent de la conjonction » [de l’expérience extérieure]. Depuis « l’ubiquité du désir traqueur de pistes », il s’agit de « flâner la main sur l’herbe au genêt mielleux », jusqu’au « “sexe de lire”, [ce] buisson pour les yeux » étant, au travers de Bataille et parfois contre, une tentation de description d’une expérience intérieure de l’extériorité.
La condition d’un don, par quoi Juliau irait frapper le langage serait ce « moment parfait du flux général », « forme de béatitude involontaire », indivision dont le devenir est pourtant hanté par la « disjonction ». Les restes tamisés de Juliau clignotent ainsi dans la phrase qui en cherche le battement coloré, paillette d’or, éclat de pierres, écorce tangible de ce gris cendré dont l’écorce des chênes se recouvre jusqu’à devenir « une immensité touchée avec de la grammaire ». Les mots de Juliau jutent donc sous la pression, « à la sortie du jaune [des champs, des genêts, de la lumière]/ [sont] seuil à jouir autant que nuit noire ». À chaque mouvement de la plane, patiente et douce, Juliau émerge, flux sensuel et tension sexuelle combinés, comme au bord d’un jaillissement mutuel. Leur suivi, mot à mot (« colline contient sept lettres/ jaune arrache du jus de moi »), entrecroise la réflexion sur l’acte d’écrire à ses prétéritions (« une cascade de raisons et ses éclaboussures/ la nuit multipliante/ les intouchables simples »).
Tout le projet de La Face nord de Juliau forme ainsi une expérience intérieure, que Bataille exposait comme une expérience sans « trêve », c’est-à-dire « l’être sans délai », la seule à permettre de « sortir par un projet du domaine du projet ».
E. L.
La Face nord de Juliau (dix-sept, dix-huit)
Nicolas Pesquès
Flammarion, 192 pages, 18 €
Poésie Juliau, mille et une flèches
février 2021 | Le Matricule des Anges n°220
| par
Emmanuel Laugier
Travailler sur le motif d’une colline, comme Cézanne sur la Sainte-Victoire, rend esclave d’une rage de l’expression, à laquelle Nicolas Pesquès se donne avec force et endurance.
Un livre
Juliau, mille et une flèches
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°220
, février 2021.