Amateurs de récits d’aventures rocambolesques, fans de voyages lointains, aficionados de westerns épiques ou d’explorations intergalactiques, Aujourd’hui le nouveau roman de Dominique Fabre, n’est pas pour vous. Comme ne l’est pas la totalité de l’œuvre de cet auteur, chantre de la banlieue, héritier littéraire d’Emmanuel Bove. Et ce nouvel opus encore moins que la vingtaine déjà parus. D’une part, parce que l’intrigue y est encore plus mince : le narrateur la cinquantaine passée, retrouve un ami de l’adolescence plus vu depuis trente ans et tente ainsi de renouer les fils du passé. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est tout un monde. Ensuite parce que l’écriture de Dominique Fabre s’est ici radicalisée, jouant sa partition intime sans souci de son lectorat. Paradoxalement, c’est là la grande force d’Aujourd’hui : cette écriture presque autiste, ce cheminement intérieur de la pensée porté par des phrases fluettes, fragiles dans leur innocence préservée, posées comme des notes sur la grande partition de la nostalgie. Depuis Mon quartier (Fayard, 2002), le territoire intime du romancier ne varie guère, se trouve ici délimité par les noms d’Asnières, Bécon et Saint-Lazare, cette gare qui serait comme le passage utérin entre l’enfance et l’exil.
« D’avoir habité pas mal d’années à Bécon-les-Bruyères change une vie, quand on la regarde à l’envers. » La phrase est posée dès l’ouverture du roman, au cœur du premier paragraphe. Elle donne une clé du livre qu’on va lire. Car Aujourd’hui ressemble en effet à un générique de film. De ces génériques de fin où le réalisateur a inséré de très courts extraits du film qui s’est achevé, ou des photos des acteurs qui le composent, des paysages qu’on a traversés. Ce serait alors le générique intime que se projette le narrateur, générique anticipé d’une vie, d’une amitié admirative ou amoureuse née dans une cour de collège ou de lycée, transformée par l’existence en un album de photos tirées d’une mémoire peuplée de regrets. Cet ami que le narrateur veut retrouver ressemble au Callaghan jeune de J’aimerais revoir Callaghan (Fayard, 2010). Il a eu un accident de santé qui a failli l’achever, qui rend sa mort plus proche. Le narrateur a reçu aussi sa dose de coups, de déceptions amoureuses, de blessures qui sur une âme font la marque du temps passé. « En fait, je ne savais que peu de choses sur lui, depuis quelques années. Ce résumé me laissait sur ma faim, comme si, quelque part, j’étais en train de faire le mien aussi. » Ce temps qui passe et qui invite au bilan, était le sujet déjà de La Serveuse était nouvelle (Fayard, 2005). Il l’est encore ici : ce temps est comme un train qui nous éloigne de l’innocence, de cette enfance où aimer et admirer étaient synonymes, où l’on pouvait admirer un beau garçon et aimer une mère si peu aimable pourtant. Le regard que Dominique Fabre (comme son narrateur) porte sur ses années de jeunesse, est chargé de tant de nostalgie qu’il en paraît suspect : ce monde a-t-il jamais existé ? N’est-il pas la construction mentale qu’un enfant délaissé s’est bâtie pour pouvoir y habiter ?
On saisit alors mieux la radicalité de cette écriture : elle est la seule manière d’habiter encore un monde désenchanté en gardant à portée de cœur les élans amoureux que le simple geste de porter une clope aux lèvres peut ranimer. Elle permet surtout, cette écriture, de relier l’enfant d’alors et son monde réinventé, à l’adulte d’aujourd’hui, comme en un face-à-face à travers le miroir des mots : « Sans le savoir, je m’étais peut-être dit que nous voir serait important pour lui. Je confondais encore lui et moi, comme depuis vraiment longtemps. »
T. G.
Aujourd’hui
Dominique Fabre
Fayard, 266 pages, 19 €
Domaine français Enfant de la mélancolie
mars 2021 | Le Matricule des Anges n°221
| par
Thierry Guichard
Dominique Fabre lâche les amarres de son écriture et se laisse glisser vers une banlieue reconstituée. Un territoire fait de récits tissés sur ce qui toujours manque et qu’à jamais on désire.
Un livre
Enfant de la mélancolie
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°221
, mars 2021.