La meilleure ruse du diable est oubliée. L’Adversaire s’est fait « le singe de Dieu », disait Bodin au XVIe siècle dans La Démonomanie des sorciers : « Les actions du diable se rapportent toujours en tous pays, comme un singe est toujours singe, habillé de toile, ou de pourpre ». Si bien que le Malin est parvenu à nous faire croire qu’il n’existait pas, et à se fondre dans le paysage. C’est par cette imposture qu’il reste le Prince de ce monde, y régnant en pleine lumière, « sous le soleil de Satan » comme on voit dans les romans de Bernanos, quand le costume de la vertu cache en fait la pire perversité et que la sainteté, elle, reste ignorée dans les obscurs et les tourmentés, les pauvres, une enfant innocente dans la Nouvelle histoire de Mouchette.
À condition pour nous d’en déblayer les obstacles à la lecture (royalisme, subites remontées gastriques de judéophobie, invocation de « la Race », et autres gravats de la vieille Maison France), Bernanos nous pose les questions politiques et morales qui dérangent, dans cet écrit diffusé sous le manteau en 1943, et qui nous demande, à nous peut-être plus encore qu’à ses contemporains pris dans la guerre, Où allons-nous ? « « OÙ ALLONS-NOUS ? » Parce que nous sentons bien (…) que nous ne retrouverons pas ce que nous avons perdu ou que nous le retrouverons sous une autre forme, sous une forme méconnaissable ». Pour être revenu en 1918 de la Grande Boucherie, avoir cru un temps dans l’Action française, Mussolini et Franco, et s’en être guéri, pour se trouver humilié par Munich, en détestation de Vichy et de l’Église vendue à Pétain, Bernanos sait bien que le totalitarisme n’est pas un accident de l’époque, mais qu’il a poussé sur un terreau d’Europe qui, une fois la guerre finie, sera celui sur et malgré lequel il faudra rebâtir. Dans « Bernanos et la France », beau texte lyrique dans les Cahiers de l’Herne en 1963, Michel Deguy posait la question terrible de savoir s’il ne faut pas admettre « que sa parole nous aide moins qu’il y a trente ans à lire le présent. De lui comme de Simone Weil ne pouvons-nous pas dire en effet que leurs plus sombres prévisions se trouvent dépassées, et que c’est presque comme s’ils n’avaient pas vu ? » Paradoxalement, c’est bien, pourtant, dans cet aujourd’hui impossible qu’est le nôtre, à la même urgence que durant les années sombres que nous requiert Bernanos. Qu’il s’agisse de son affirmation de « la justice » comme seul « principe d’ordre » légitime, ce contre un ordre bourgeois foncièrement inique (« Vous défendez les propriétaires avec du plomb, les misérables avec du papier »), de la tentation « de sacrifier les promesses de l’avenir à la sécurité du présent », ou encore de sa critique de la ploutocratie (« Nous savons parfaitement que dans une société dominée par l’argent, la liberté n’est qu’un leurre »), ce visionnaire est toujours d’actualité parce qu’il aura été, bien que profondément engagé dans son temps, puissamment intempestif.
Pour Bernanos, la démocratie est, ne peut qu’être en péril. À force de « bricolage », elle a perdu sa substance, ce que chacun peut voir : « Si vous vouliez rafistoler indéfiniment votre Démocratie Moderne, il fallait rafistoler en douce ». D’où le plus grand péril, « l’anéantissement universel, non seulement des libertés, mais de l’Esprit de Liberté », avec « des démocraties sans démocrates, des régimes libres sans hommes libres », ce sous les auspices de la technique qui « décuplera, centuplera les moyens de défense et de répression ». On est, ici, tout près d’Orwell, et peut-être, hélas, déjà chez nous. La solution à cette détresse, prévisible car désormais « l’Ennemi du monde a franchi les lignes », sera pour Bernanos, avant l’affaire des peuples, d’abord le fait d’individus. Elle réclame le héros, le saint, et surtout l’homme d’honneur et même de « l’honneur de l’Honneur » : « Vous demandez à la liberté de grands biens ; je n’attends d’elle que l’honneur ». On se doute que le nombre de ces oiseaux rares, aujourd’hui comme en 1943, leur permet aisément de se compter.
Jérôme Delclos
Où allons-nous ?
Georges Bernanos
Seuil, 124 pages, 12 €
Histoire littéraire Sous notre soleil de satan
mai 2021 | Le Matricule des Anges n°223
| par
Jérôme Delclos
Un texte de combat de Bernanos qui, en 1943, pose de vraies questions morales et politiques pour notre aujourd’hui.
Un livre
Sous notre soleil de satan
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°223
, mai 2021.