Sauf à appartenir à l’église invisible des lecteurs de Charles-Albert Cingria (trois pages dans La Reine Berthe), on méconnaît Liutprand, évêque de Crémone, et de façon plus générale l’histoire compliquée des royautés et des empires au Xe siècle. Sur Liutprand, Cingria ne tarit pas d’éloges : « un talent, un artiste, un écrivain drôle et féroce (…). Ce qu’il débite, ce sont des ragots, mais c’est cela que nous voulons et qui nous fait adorer le vrai climat de cette Italie lombarde-byzantine du Xe siècle » (c’est l’époque où l’Italie est coupée en deux : le nord aux Lombards, le sud aux Byzantins). Une fois lue l’indispensable présentation de l’historienne Sandrine Lerou, on savoure les deux et très adverses récits des séjours de Liutprand : le premier, en 949, où il est accueilli en digne émissaire de Bérenger qui prétend au royaume d’Italie, et le second en 969, où durant quatre mois il est d’abord écarté, humilié, puis franchement maltraité alors qu’il était chargé par l’empereur germanique Otton Ier de négocier un mariage très politique. Le récit de la première ambassade décrit le protocole et les fastes de la cour de Constantinople. La stupéfaction de Liutprand devient la nôtre, au spectacle d’automates : « Des lions d’une taille immense, de bois ou de bronze, je ne sais, en tout cas tout couverts d’or, semblaient monter la garde ; frappant le sol de leur queue, ils rugissaient, et dans leurs gueules ouvertes, on voyait bouger leur langue. » Lors d’une cérémonie, l’empereur sur son trône monumental est hissé au plafond du palais par une machinerie invisible, et se montre dans de nouveaux vêtements lorsque la cour prosternée lève les yeux vers lui. Le texte de 969, lui, est rédigé comme une invective : les Byzantins sont efféminés (ils portent robe et non braies), noirs de peau, fourbes et parjures, impuissants (c’est la mode des eunuques), sales, etc.
Outre l’intérêt du style enlevé et des descriptions de Liutprand, les deux textes sont archétypiques de la fascination-répulsion de l’Occident pour l’Orient, telle qu’elle animera l’orientalisme du XIXe siècle, et telle peut-être qu’elle travaille encore notre propre imaginaire, y compris politique. Certes les Byzantins ne sont pas des Sarrasins, mais leur rencontre reste bien celle de l’altérité.
Jérôme Delclos
Ambassades à Byzance,
Liutprand de Crémone
Traduit du latin par Joël Schnapp, Anacharsis, 126 pages, 9 €
Histoire littéraire Ambassades à Byzance
juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224
| par
Jérôme Delclos
Un livre
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°224
, juin 2021.