Sous-titré « Rêveries fragmentaires sur l’emprise statistique », Il était une fois sur cent est né d’une obsession des pourcentages en apparence bénigne : « Des années durant, j’en ai noté des centaines dans un carnet, à tout hasard, sans trop savoir qu’en faire, sinon reparcourir avec perplexité ce vertigineux inventaire », nous confie tranquillement Yves Pagès. Comme si c’était normal. On devine, derrière l’inoffensif alibi du hasard et une nonchalance que l’on soupçonne d’être feinte, outre la compulsion maniaque la névrose de la collectionnite. C’est que la statistique, dans sa froideur bureaucratique, nous angoisse et nous étourdit. « Rien que des chiffres et des non-êtres », s’irrite à bon droit le co-directeur des éditions Verticales : « Sous emprise comptable, chacun se sent casé d’office, sondé de bas en haut, profilé, sinon déchiffré ». À quoi il fallait une conjuration à défaut d’une thérapie, et, pour nous, accepter de suivre dans sa folie comptable Pagès en compilateur et décrypteur du « grand dénombrement ».
Sources officielles, sondages, magazines, la statistique est partout et toujours surprenante, pour ne pas dire scandaleuse. Ainsi, « Pour 41 % des femmes, manger du chocolat procure plus de plaisir que faire l’amour », ce qui touche indubitablement à des spéculations infinies, à commencer par imaginer la courbe orgastique du taux de profit de l’industrie chocolatière. De façon tout aussi avérée, en 2017 les « frappes chirurgicales » et les « drones de combat » ont permis aux forces armées des États-Unis de ne déplorer que « 33 soldats morts lors d’opérations militaires à l’étranger (soit 10 fois moins qu’en 2009) », à quoi il faut toutefois ajouter, pour la même année, « 37 décès lors de fausses manœuvres et divers crashs accidentels (soit 2 fois plus que l’année précédente) », et, tout de même, ceci que « 580 G.I. sous uniforme se sont suicidés lors des douze derniers mois de la même année (soit 4 fois plus qu’en 2008 et le double du taux habituel d’auto-morbidité dans la population étasunienne) ».
On le voit, nous sommes là au cœur de l’interrogation taraudante que suscitent en nous les statistiques : que faire avec ces chiffres, comment se rétablir de l’instabilité où ils nous mettent ? Yves Pagès, sans doute trop sidéré lui-même, ou trop modeste, pour prétendre résoudre notre propre sidération, ne nous propose ni réponse ni recette. Sinon la rêverie au fil de ses fragments, au nombre de 81 pour être précis, et portant chacun un titre dont la lecture à elle seule aggrave encore remarquablement la perplexité qu’il mentionnait dans ses prolégomènes. Pêle-mêle : « Kit mains libres », « Pari Mutuel Utérin » (en bref : mettre au monde des triplés monozygotes se gagne 12 fois plus souvent que le jackpot au loto), « Les spams ont-ils une âme ? ». Et, tenez, « Sévices de proximité » : « 17 % des prédateurs sexuels sont des inconnus », les autres, soit une belle majorité archi-familière, étant votre papa, votre tonton, votre chef de service, si ça peut vous rassurer. Ou encore le très inquiétant « Comment déplumer les corbeaux ? » – grandeur arithmétique et bassesse morale de notre tradition nationale de la délation – suivi du plus léger « Polyamour à vols d’oiseaux », où l’on apprend que « 91 % des oiselles et oiseaux changent de partenaire d’une saison à l’autre, voire tous les mois, sinon chaque jour, au moyen de quelques vocalises aguichantes ».
Certains fragments sont plus ardus, ainsi du long et touffu « À quelques causes le mal est bon », dans lequel Pagès réfute magistralement l’impératif catégorique de Kant en lui substituant le sien, « Et si tout le monde faisait pareil ? », et en nous démontrant que si l’on nous vole notre bouchon de réservoir de mobylette, et à supposer qu’une règle universelle édicte dans cette situation de voler aussitôt un autre et semblable bouchon, « il n’y aurait jamais qu’un seul bouchon manquant au regard de la totalité des larcins en cascade ».
Le dernier texte, « La fabrique des rêves », défend le roupillon contre la violence gestionnaire du travail aliéné d’où sortent nos « taux » et tous nos maux. Foin des chiffres, « la grande œuvre du métier de vivre consiste à ronfloter dans son coin ». On est d’accord à 100 %.
Jérôme Delclos
Il était une fois sur cent,
Yves Pagès
Zones, 118 pages, 14 €
Essais Défricher des hectares de chiffres
juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224
| par
Jérôme Delclos
À commenter et interroger nos statistiques, l’écrivain et éditeur Yves Pagès nous amuse, nous inquiète, et nous donne à réfléchir.
Un livre
Défricher des hectares de chiffres
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°224
, juin 2021.