Il y a quelque chose d’assez beau, et de juste, dans le ton et la forme qu’Armand Dupuy donne à son désir de comprendre, de trouver des raisons à son attrait immodéré pour la peinture. Une obsession dont il tente d’investir les capricieux décrets et dont il explore la troublante perversité.
Au fil d’une prose autobiographique distillant un dire s’adaptant au plissé de la pensée aussi bien qu’aux irradiations latérales de la perception, il revient sur ce que fut son apprentissage tout livresque et verbal de la peinture. Avant même d’avoir été confronté à la réalité physique d’un tableau, et pour avoir dévoré moult ouvrages critiques et catalogues d’exposition, il concevait la peinture comme la manifestation ou l’expression la plus haute de la vie. Il croyait sur parole ce qu’il lisait, comme le fait que la peinture pouvait « faire apparaître ce qui n’existait pas, donner à sentir sa présence, offrir un lieu à ce qui n’en possédait aucun » (Daniel Arasse). Mais dès qu’il mettait les pieds dans un musée, et qu’il cherchait à sentir ce qu’il avait lu, c’était la catastrophe : ce qu’il voyait n’avait ni l’effet ni le « pouvoir éruptif » de ce qu’il lisait. Un incompressible écart séparait ce qu’il voyait de sa doublure verbale. Les phrases « étranges et ciselées » des critiques lui faisaient un effet que « les formes et les couleurs qu’on déposait sur une toile » ne lui faisaient pas. Comme si la peinture ne lui était visible que parlée. Comme s’il ne pouvait la voir qu’à travers le détour du langage.
Et pourtant l’attrait irrépressible du tableau était toujours là, et ce par-delà l’échec de ses différentes tentatives de peindre – à 8, 20 et 32 ans : « une dégringolade sans fin. On s’enlise jusqu’au dégoût de soi. » C’est donc que peindre n’est pas réductible à l’habile apposition de couleurs sur un support. Que la peinture commence bien avant les tubes et les pinceaux. Avec les gestes de la mère peut-être, avec sa façon de les accomplir, de toucher son enfant ? Peut-être que la peinture commence avec la peau, « la peau touchée qui devient de la peau mentale ». D’ailleurs la peau peinte, les carnations de Caravage ou de Rubens, intéressent beaucoup plus pour leurs effets que pour leur ressemblance avec l’épiderme humain. Comme si la peinture était aussi une question de contact plus ou moins déçu, de toucher continué dans le regard. Jusqu’au geste de Pollock qui, renonçant au pinceau, s’aventura à ne plus toucher la toile. « L’œuvre c’est la main qui asperge tout autant que la toile aspergée. » Avant que d’autres ne se mettent à peindre sans peinture ni pinceau. Comme Giacometti pour qui sculpter, c’était peindre, ou Buraglio « ramassant la couleur là où elle est », peignant la couleur avec autre chose que des couleurs, en faisant, par exemple, des assemblages de paquets de Gauloises bleues. Un « bleu-Buraglio » que l’auteur reconnaît aussitôt pour l’avoir vu depuis toujours dans les mains de son père, très grand fumeur. Ce qui prouve que le pictural n’est pas l’apanage de la peinture.
Mais face à un tableau, ou un objet relevant du pictural, c’est toujours une partie de soi-même qu’on voit. Soi et ses lubies, et peut-être, se donnant et se retirant, quelque chose comme la peinture même. Parce que ce qui est donné à voir est l’actualisation, dans le pictural, d’un faisceau de désirs, une conjonction de sensations sauvages et de vie souterraine et frémissante. Ce mystère, Armand Dupuy le resensualise dans son livre et en décline la poésie muette et la plasticité.
Richard Blin
Van Gogh, Buraglio, mon père et les autres,
Armand Dupuy
L’Atelier contemporain, 104 pages, 12 €
À lire du même auteur :
Jérémy Liron. Récits, pensées, dérives et chutes
L’Atelier contemporain
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Essais L’impact du pictural
juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224
| par
Richard Blin
Obsédé par la peinture, Armand Dupuy montre en quoi elle est une question de couleur mentale et de lecture de soi.
Un livre
L’impact du pictural
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°224
, juin 2021.