Andrzej Stasiuk, élégies des confins
L’incipit intrigue – ou désempare : « Une neige mêlée de pluie vient du nord. Par moments, tout est blanc. Rentré hier soir de chez M. Mirek, je regarde instinctivement sous le châssis ce matin, et je vois qu’il y a une fuite. Le côté droit du différentiel est salopé, le demi-train est salopé, le cardan aussi. De l’huile a coulé. J’appelle M. Mirek, lui raconte ce qui se passe, et il me dit que l’ancien joint à lèvre avait l’air correct, alors il l’a laissé en place ». Devrons-nous, pour comprendre les pages qui suivent, nous munir d’un dictionnaire de mécanique automobile ? C’est que la situation est grave : Andrzej Stasiuk envisage de faire plusieurs milliers de kilomètres avec son « bourricot vert ». Certes le véhicule a vieilli – « douze ans et près de trois cent mille bornes » – mais il lui est demeuré fidèle : « comment se débarrasser d’une brave bête mécanique qui ne vous a jamais déçu ? » Et les pannes possibles font partie de l’expérience vitale que représente le voyage : « Autrefois, la route était un défi, de l’héroïsme. Maintenant on se prend un nid-de-poule et aussitôt tous les voyants s’allument, dix-huit airbags se déclenchent, le satellite annonce un danger mortel et en cinq minutes rappliquent une ambulance, les pompiers et une cellule psychologique ».
La destination ? Chimkent, au Kazakhstan, et, au-delà, peut-être, le Tien Chan, les « Montagnes célestes » du Xinjiang. La raison ? Connaître, de nouveau, « la douce peur de l’inconnu » et « regarder l’Europe se transformer en Asie ». Sur la route ? Une fois encore, des « trous perdus », « ces pays où personne ne va jamais, sauf les chauffeurs routiers, les curés et quelques routards ». La « Russie profonde », en particulier, est ici la cible de ses réflexions, parfois pathétiques, souvent sarcastiques, car, à son habitude, Stasiuk interrompt le récit factuel de considérations historiques ou géopolitiques, d’échappées poétiques ou de réminiscences personnelles. Celles-ci ont trait avant tout à d’autres « bourricots », premiers trajets de l’enfant qu’il était dans des voitures ou camions d’autres membres de la famille, premiers émerveillements, avant-goût de la liberté dans la Pologne grisâtre et renfermée des années 70. Il faisait également alors l’expérience de la découverte des cartes de géographie, « tentative humaine de sauver le monde de l’érosion ». Il y avait là comme un signe du destin, la prédestination du bourlingueur qu’il deviendrait : « La maîtresse parlait, mais ça ne m’intéressait pas du tout. Je ne l’entendais pas, absorbé que j’étais dans la contemplation de ce carré plat, de cette image de mon pays et du monde. Je rêvassais et j’imaginais. Quoi ? Probablement que je planais comme un esprit par-dessus les eaux et les terres. Que tout ça était à moi, que je pouvais le toucher, le regarder sans jamais m’en rassasier ».
Aujourd’hui, donc, ce sont les milliers de kilomètres que dévore l’insatiable voyageur. Il a à ses côtés un copilote, un certain Z.,...