Andrzej Stasiuk, élégies des confins
Depuis trente ans, l’auteur de L’Est et de Sur la route de Babadag, installé à Wołowiec, « un tout petit village aux confins du monde », guette, comme à l’affût. Pour écrire ses textes de fiction ou ses récits de voyage, il mêle aux événements de sa propre vie les souvenirs de rencontres éphémères, de paroles échangées avec des inconnus, des choses vues, toutes ces traces parfois mystérieuses d’existences excentriques ou fantomatiques. Non content d’écrire et de voyager, il a aussi créé, avec son épouse, une maison d’édition, Czarne, parmi les plus importantes en Pologne aujourd’hui. S’il nous fut impossible de nous rendre dans ces assez lointaines Carpates, nous avons pu cependant, à distance, dialoguer avec lui, grâce à l’aide de sa traductrice, Margot Carlier.
Andrezj Stasiuk, à quels désirs, à quels objectifs différents correspond votre choix de la forme romanesque ou de celle du récit de voyage ?
Mes choix sont dictés par l’ennui. Certaines formes finissent par m’ennuyer. Elles s’épuisent. J’éprouve alors le besoin de faire une pause, de m’en écarter. Les récits, disons, autobiographiques, de voyages, romanesques ou poétiques me semblent répétitifs au bout d’un moment, banals, je dois donc abandonner la forme, la modifier pour éprouver le plaisir d’écrire. Car c’est de cela qu’il s’agit au fond : de ressentir une joie sombre, douloureuse, trouble que procure l’écriture. Certains écrivains accomplissent tout simplement les objectifs qu’ils se fixent. Ils trouvent la forme qui correspond à leurs idées. Moi, je veux préserver le plaisir d’affronter la forme, de la combler. L’excitation est importante dans le processus d’écriture. Récemment, j’ai écrit un roman. Douze ans après le précédent. Complètement différent de mes autres romans. C’était pour moi un grand défi. Jusqu’au bout, je ne savais pas si j’y arriverais… Ce frisson d’incertitude, cette angoisse, quelles sensations merveilleuses ! Finalement, j’ai l’impression d’avoir plutôt réussi. C’est pour ça que j’écris.
Pourrait-on dire, avant de pénétrer plus avant dans vos livres, que vos romans penchent vers l’épico-burlesque et vos récits de voyage vers le mélancolico-élégiaque ?
Je pense qu’il faut maintenir un équilibre entre le rire et la mélancolie. Entre le ton picaresque et élégiaque. Pour cela, la littérature nous fournit d’excellents outils. La prose en particulier. C’est un peu comme un tour de montagnes russes. Au fond, le métier d’écrivain est assez monotone. Vous restez assis devant votre ordinateur à inventer des histoires. Par conséquent, il faut chercher l’excitation dans la matière que vous traitez. Vous essayez ceci, vous essayez cela. Dans l’espoir – absurde, bien sûr – d’appréhender tous les registres, toutes les tonalités. Il est très tentant d’amuser le lecteur, puis de le rendre triste. D’avoir une sorte de pouvoir sur lui : maintenant je te fais rire, et maintenant je vais te forcer à redevenir sérieux, peut-être même...