La dernière fois, c’était en 2015, nous avions quitté Geneviève Peigné avec L’Interlocutrice, un livre paru au Nouvel Attila, et dans lequel il était question, déjà, du travail de la mémoire et de l’oubli. Aujourd’hui on retrouve cette ex-prof de lettres ayant vu du pays (elle a été en poste en Pologne, aux Antilles, en Algérie), avec un récit dont le sujet n’est peut-être pas des plus originaux – la filiation, la succession des générations… – mais dont le traitement, lui, est d’une émouvante singularité. L’affaire qui occupe ici Geneviève Peigné comporte une double dimension. Il y a d’abord celle de son statut ; la voilà dernière descendante d’une famille ordinaire comme il y en a tant et tant. Elle, fruit du « monoenfanthéïsme » et femme sans enfant, se voit assigner la « position de fin de lignée », « point d’extinction ». Il y a aussi la dimension de ce que l’on pourrait appeler le salut mémoriel de cette modeste lignée. Qui se souviendra d’Odette, Marguerite, Louise, Hélène, qui se rappellera de René, Henri, Maxime, Francis et Maurice-Eugène si l’auteure ne raconte pas ce que furent leurs vies ? Où l’on retrouve, d’une autre manière, l’obsession de la mémoire qui animait son précédent opus : « Écrire conduit à se situer à la fois dans l’intimité de la filiation et dans la distance nécessaire au travail sur cette matière pour en faire un livre ; à tenir deux rênes, plutôt qu’à être en laisse », avance Geneviève Peigné qui va jouer avec différentes focales, alternant zoom et grand angle.
Ce qui la tenaille, c’est l’inscription dans la mémoire du monde de celles que Pierre Michon appelle d’une formule désormais fameuse, « les vies minuscules ». La force première du récit, son impulsion motrice disons, c’est ce souci d’archiver des existences. « Sauvegarder préserver conserver », dit l’auteure ; voilà l’enjeu – ce sera sa devise. Tout comme elle avait, enfant unique, « appris à laisser passer, en faisant des puzzles, des jeux de constructions et surtout des lectures, la grande solitude », elle assemble ici, en dernière légataire digne de ce nom, les morceaux d’un patrimoine écrit en sa possession, pour défier le grand silence du Temps. Correspondances, feuillets, photos sont autant de traces éparses de tous ces êtres (« tous ceux d’avant sous terre »), qu’elle essaie de sauver de l’oubli, cette définitive mise à mort des aïeux.
Les portraits, souvent tremblés, que Geneviève Peigné dresse des membres de sa famille sont comme des tentatives de remise au monde. « Cérémonie du vide-ancêtres », écrit-elle drôlement dans une expression où l’idée de la solennité d’un rituel est court-circuitée aussitôt par l’image de légèreté caractérisant tout sympathique vide-greniers. Ce geste qui est le sien tout au long de ces pages – « dépoussiérer les aimés » –, c’est donc une main qui attrape des figures familières par la manche, qui leur donne une voix et un visage. C’est aussi, on l’a dit plus haut, une réflexion sur la place d’une femme qui n’a pas d’enfant, qui « part à la recherche de ses ascendants pour occuper le vide des descendants ». Une réflexion qui débouche, dès qu’on prend de la hauteur, sur des considérations touchant l’après-soi, le devenir de l’espèce, la maternité…
À défaut d’originalité thématique, Geneviève Peigné se distingue par un choix d’écriture presque théâtrale. On imagine tout à fait une comédienne dire ce texte sur scène, s’approprier cette sorte de monologue plein d’ombres longues et de lumières tamisées. Amorçant son livre, l’auteure disait craindre d’écrire une saga familiale « gaga » ; elle ne l’est pas, c’est un habile et subtil coup d’éclat.
Anthony Dufraisse
Ma mère n’a pas eu d’enfant,
Geneviève Peigné
Éditions des Lisières, 160 pages, 18 €
Domaine français Point à la lignée
juillet 2021 | Le Matricule des Anges n°225
| par
Anthony Dufraisse
Généalogie sauvée de l’oubli, ce récit de Geneviève Peigné est une fine et poignante saga familiale.
Un livre
Point à la lignée
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°225
, juillet 2021.