C’est, de prime abord, désarmant de simplicité. Laura a besoin d’un logement. Or elle est la fille de Max, chauffeur du maire. Donc elle obtient un rendez-vous avec le maire. Mais le maire n’a que des désirs, lui. Que croyez-vous qu’il s’ensuit ?
À partir de cette mince trame dont on se demande très vite comment l’auteur va réussir à la filer sur deux cents pages, le narrateur déploie ses tours : distillant ses informations (Max fait de la boxe), affinant ses personnages (Laura n’est pas née de la dernière pluie), maîtrisant les horloges (d’un coup, on est la veille du grand match) et les changements de points de vue (déposition au commissariat, small talk au casino, échanges et silences dans une voiture). Comme pour Article 353 du code pénal (2017), on peut s’ingénier à imaginer la scène primitive d’où serait sorti tout le roman : était-ce la première, d’anthologie, d’un homme balancé à la mer, qui avait surgi dans l’esprit de Tanguy Viel ? Pour La Fille qu’on appelle, est-ce celle d’un boxeur qui se laisse tomber par terre ou bien celle d’un homme politique qui ment éhontément au micro ? De temps à autre, au détour d’une phrase, on aperçoit le metteur en scène qui nous fait des clins d’œil et s’amuse de sa machinerie. Mécanisme tragicomique, conte polardesque, fable ultramoderne ?
Au contraire d’un roman touffu comme G.A.V, également paru ce mois-ci (lire ci-contre), La Fille qu’on appelle confine à l’épure ; pourtant, il décortique aussi à sa façon les rapports de force qui régissent notre société. Mais c’est en décollant du réalisme que Tanguy Viel atteint, lui, le réel. Il manipule ainsi des clichés de toutes sortes, cinématographiques, littéraires, sociaux ou langagiers. Face aux policiers qui l’écoutent un brin narquois, la-fille-qu’on-appelle réplique que « peut-être que tous les mondes ne sont pas autre chose que les clichés qu’on en a ». Sur fond de téléfilm côtier et de course-poursuite de dessin animé, l’auteur de multiplier les images – bombe à retardement et petites étincelles, creux de la vague –, et de découper des silhouettes – maire à embonpoint « comme un poisson dans l’eau », ex-manager véreux en costard blanc, jeune espoir sportif « comme gruté hors de la vie ordinaire », etc. Bien sûr elles ne collent pas tout à fait. Elles servent un questionnement sur les faux-semblants et le pouvoir des images : qui est vu par qui, comment ? Petite boule à facettes, le roman déploie les ramifications d’emprises multiples.
Mais c’est surtout dans l’exhibition des ressorts de la conversation que Tanguy Viel est le plus impressionnant. Un peu comme Laurent Mauvignier, il sait faire résonner terriblement de simples phrases comme « Vous allez bien ? » ; surtout il montre la théâtralité d’échanges dont l’essentiel se situe hors-champ – dans le passé (et le passif) des interlocuteurs, dans leur petite pantomime. Sur quelques mots comme sous trois petits points s’ouvrent des abîmes de psychologie sociale et de politique des affects. Cette attention au langage, cette habileté « analytique » empêchent le lecteur d’étouffer sous le glauque et l’incitent à être sur le qui-vive à son tour. Elles servent un propos politique et critique affirmé au moins depuis Article 353 du code pénal, roman avec lequel La Fille qu’on appelle forme un diptyque. À la relation père-fils s’est substituée une relation père-fille ; dans les deux cas l’abus de confiance et d’autorité par un tiers est patent et insupportable. Moins heureux dans son dénouement que son prédécesseur, ce nouveau récit de Tanguy Viel est plus assassin, plus raffiné dans son étude des caractères de la cour. Voyons ce médaillon du maire et de son sbire : « deux araignées dont les toiles se seraient emmêlées il y a si longtemps qu’elles ne pouvaient plus distinguer de quelle glande salivaire était tissé le fil qui les tenait ensemble, étant les obligés l’un de l’autre, comme s’ils s’étaient adoubés mutuellement, dans cette sorte de vassalité tordue et pour ainsi dire bijective que seuls les gens de pouvoir savent entretenir des vies entières, capables en souriant de qualifier cela du beau nom d’amitié ». Ou cette déclaration : « Je vous rappelle que je suis ministre des Affaires maritimes (…) pas de la police des mœurs. » On relève la tête, et c’est le rire jaune qui vient.
Chloé Brendlé
La Fille qu’on appelle, de Tanguy Viel
Éditions de Minuit, 174 pages, 16 €
Domaine français La colère qui monte
septembre 2021 | Le Matricule des Anges n°226
| par
Chloé Brendlé
Quatre ans après Article 353 du code pénal, Tanguy Viel nous livre une version au féminin des rapports sociaux. Un roman nerveux et presque noir.
Un livre
La colère qui monte
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°226
, septembre 2021.