Dans son précédent roman, Climats de France, Marie Richeux évoquait son adolescence dans un quartier de la banlieue parisienne. Elle y décrivait ces lieux de mémoire que sont les cités et les existences en apparence ordinaires de leurs habitants. Au fil du récit se tressait un tissu narratif propre à aiguillonner la curiosité du lecteur. Sages femmes porte cette fois sur « une vague légende familiale ». De son histoire personnelle, Marie, la narratrice, ignore tout ou à peu près. En répondant aux questions de sa petite fille, Suzanne, elle prend soudain la mesure du tissu matriciel dans lequel désormais, toutes deux s’inscrivent. Ainsi, Marie confie-t-elle : « Au détour d’une conversation, ma mère avait évoqué une lignée de filles-mères, des femmes qui donnaient naissance, hors mariage, à des enfants qualifiés d’illégitimes, de bâtards, de honteux, ou de fautifs. » Après le décès de sa mère, elle se tourne vers l’une de ses tantes, sage-femme, dépositaire du legs familial. Elle recueille alors de simples souvenirs, quelques photographies. Malgré le peu d’éléments en sa possession, l’enquête s’engage au sujet de ses grand-mère et arrière-grand-mère. Non mariées et qualifiées à leur époque de filles-mères, elles étaient assignées à une relégation sociale. Nommer l’origine de la honte à laquelle elles furent associées, c’est rendre compte de « la force d’une transmission ».
Au fil de ses recherches, la narratrice se met en quête d’informations, consulte les archives des cimetières, et remonte le cours du temps. À Reims, précisément à l’Hôtel-Dieu de la ville, les sœurs augustines, brodeuses et accoucheuses, se sont longtemps consacrées au sein de leur communauté religieuse à recueillir les enfants illégitimes. Découvrant à son tour les ouvrages brodés de leurs mains, des courtepointes superbement ornées, Marie comprend leur double vocation de sages-femmes et de tisseuses. Son enquête prend alors une signification d’autant plus symbolique que sa généalogie maternelle se compose d’ouvrières tisserandes. Tisser, écrire, donner la vie, c’est à la manière de la figure mythique de Pénélope, faire en défaisant, démêler du peu qu’il en reste, les contours de destins auxquels la mémoire redonnera vie.
Bien plus, la narratrice enquêtrice recrée à son tour une toile dont le motif s’il contribue à son roman familial, s’insère dans la continuité de l’histoire des femmes. En se référant aux travaux d’historiennes et sociologues, telles Nicole Pellegrin, Nadine Lefaucheur, ou Michelle Perrot, la romancière révèle le cadre social propre au travail du textile, et le contexte historique dans lequel sa lignée maternelle prend place. Si elle donne à voir le rejet de ces ouvrières et filles-mères, c’est qu’il concerne justement leur sexualité, rendue hors mariage, « crue, visible, réelle en somme, pas abritée, pas surveillée, pas régulée ». L’oxymore que le titre, Sages femmes, souligne, met en lumière cette paradoxale assignation : c’est en raison même de leur rôle crucial au cœur des générations qu’assujetties socialement les femmes en viennent aussi à contourner ce qui les aliène : « À regarder tant et tant d’images de femmes à la quenouille, au fuseau, à la machine à coudre, à y chercher, donc trouver, un tas de familiarité, de filiation avec mes propres gestes, je me plaçais, dans la détermination et le secret d’un livre, au creux du sillon que leurs vies avaient creusé. Mais pour dire quoi ? Qu’en définitive, moi aussi, à ma manière je couds les choses ensemble. »
La romancière en vient à entrecroiser l’enquête et l’élucidation de celle-ci. À la lumière d’une parole vivifiante, tout un monde ressurgit cette fois au cœur du récit.
Emmanuelle Rodrigues
Sages femmes, de Marie Richeux
Sabine Wespieser, 200 pages, 19 €
Domaine français De mère en fille
septembre 2021 | Le Matricule des Anges n°226
| par
Emmanuelle Rodrigues
En enquêtant sur son histoire familiale, Marie Richeux nous convie à une geste intime et sensible, dont le motif entrecroise les filiations.
Un livre
De mère en fille
Par
Emmanuelle Rodrigues
Le Matricule des Anges n°226
, septembre 2021.