Mon ventre, un réservoir d’anxiété. » Ainsi se con-dense la détresse d’Ecatérina, une épouse et mère en apparence épanouie, qui occupe le poste de responsable de la section Ajustage dans une usine textile. Comment en est-elle arrivée là ? En tombant enceinte, tout simplement, alors que son mari, elle le sait pertinemment, ne veut pas d’un second enfant. Impossible de le lui annoncer. Impossible d’en parler autour d’elle. Impossible de se faire conseiller. Cette angoisse diffuse l’accompagne partout, jour et nuit, la plongeant dans des affres insomniaques qui remuent passé et présent. Seule dans sa cuisine déserte, elle se remémore son enfance, hantée par un père violent et un milieu rural impitoyable, qu’elle a cherchée tout le reste de sa vie à fuir. « Lorsque j’habitais avec ma famille en face du café de Naé, cette maison empoisonnée qui a concentré toutes mes douleurs, toutes mes peurs, tous mes souvenirs, je me disais que dans un petit appartement, perdu au milieu de tant d’autres petits appartements aux murs blancs et propres, la douleur serait autre, plus supportable, ce serait une douleur d’appartement. »
Or voici que cette même souffrance revient l’attaquer des années plus tard, alors qu’elle se pensait hors d’atteinte. Car malgré sa progression sociale et son prestigieux statut professionnel, selon la société roumaine foncièrement patriarcale, elle est désormais à la merci d’un autre homme : son époux. Cet être qui est jadis parvenu à la séduire, qu’elle a aimé et qui à présent lui tourne le dos dans le lit conjugal. Cet inconnu, anonymement désigné par le pronom « il », possède tous les droits sur elle. Et, en dépit de la passion des débuts, « mari gentil et ail doux ça ne s’est jamais vu », comme le précise à juste titre un proverbe roumain. Ecatérina n’a d’autre choix que de prendre le problème en main par elle-même.
Comme des dizaines de milliers de femmes avant elle, ces filles perdues des villages, ces employées soumises à des examens gynécologiques inopinés, ces femmes au foyer dépassées, elle s’administre une potion aux effets irréversibles. Quand son mari la trouve en sang et la conduit de toute urgence à l’hôpital (« je le regarde, recroquevillée sur mon siège, cet homme, mon mari, a toute la vie devant lui, il lit la littérature étrangère dernier cri, ses biceps sont parfaits, il les travaille sur le plancher de la salle à manger, et je dois admettre, dans les ténèbres de ces petites rues de Bucarest, qu’il a encore l’avenir devant lui »), c’est un second combat qui s’amorce, en parallèle de la bataille entre la vie et la mort. Il s’agit de l’éternelle lutte opposant les hommes (en l’occurrence, les médecins, à la solde du gouvernement et appliquant à la lettre l’absurdité du régime) aux femmes (celles qui gisent dans les lits autour d’elle, à jamais stigmatisées, condamnées).
Dans ce roman si resserré, chaque détail compte, chaque mot pèse. Ces derniers, quand ils sont prononcés par des hommes, « se mesurent en caillots de sang ». Les interrogatoires froids, les analyses intrusives, les jugements sans appel sont autant d’instruments mis en place par le pouvoir pour broyer les femmes qui ne correspondent pas à la doctrine. L’écriture de Corina Sabău vibre d’allusions et d’images. Le titre même, Et on entendait les grillons, participe de cette aura mystérieuse et menaçante. Il impose les tabous et la censure comme toile de fond. Et la poésie est sans doute la manière la plus juste de restituer la fulgurance du monologue d’Ecatérina. Les pages qui nous conduisent vers la tragédie finale, urgentes, déchirantes, sont comme un cri du cœur. Elles esquissent un hommage poignant à toutes celles qui ont péri noyées dans leur sang, sans que personne ne vienne les secourir.
Camille Cloarec
Et on entendait les grillons, de Corina Sabău
Traduit du roumain par Florica Courriol, Belleville éditions, 160 pages, 16 €
Domaine étranger Caillots de sang
septembre 2021 | Le Matricule des Anges n°226
| par
Camille Cloarec
Et on entendait les grillons est une plongée étouffante dans la Roumanie de Ceausescu, alors que les avortements étaient interdits.
Un livre
Caillots de sang
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°226
, septembre 2021.