Après Règne animal (Gallimard, 2016), son roman réquisitoire sur la souffrance animale, c’est le thème de la transmission que s’attache Del Amo dans Le Fils de l’homme, à la façon dont, du père au fils, se transmet la violence. Et très symboliquement les protagonistes n’ont pas de nom, ils incarnent les figures génériques de la cellule familiale, à savoir le père, la mère et le fils. Un modèle d’organisation sociale qui date des origines mêmes de l’homme comme l’illustre la scène de chasse située dans la préhistoire, qui ouvre le livre. Quinze pages, en italiques, où l’on voit un père initier son fils à la traque puis à la mise à mort d’une chevrette. « Le père plonge ses doigts dans la plaie ouverte au flanc de la chevrette, se relève et barre le front du jeune chasseur d’un trait rouge vertical. » Cette scène qui scelle la transmission et signe, par-delà l’agressivité nécessaire à la vie, toute la violence des hommes, est le sésame qui permet au lecteur de se couler dans l’esprit des pères et le prépare à mieux entendre la tyrannie de l’archaïque.
Après six ans de disparition – sans doute passés en prison –, un père réapparaît brutalement dans la vie d’une femme de 26 ans et d’un fils de 9 ans. En quête de réparation, il semble bien décidé à tout reprendre à zéro, mais apprend vite que sa femme est enceinte d’un autre, qui fut son meilleur ami. Pour trouver en lui la force du pardon, et offrir à la future mère la possibilité d’une rédemption, il la convainc d’aller vivre aux Roches, une bergerie sise en pleine montagne et où il a vécu un temps avec son père, avant de le fuir.
Au début tout va bien. C’est le printemps, le père restaure la maison, le fils apprivoise la montagne, succombe à sa présence magnétique, trouve des cachettes, invente des parcours secrets, tout en partageant avec son père de vrais moments de connivence comme lorsqu’il lui apprend à chasser avec une fronde ou lui révèle l’existence d’un vieux révolver qui a appartenu à son propre père. Mais la mère, elle, est gagnée par une tristesse diffuse. « Quelque chose monte en elle pour la submerger, le sentiment d’un destin en train de se nouer malgré elle et dont elle ne saurait infléchir la course. » Et effectivement, tout va peu à peu dérailler, basculer dans la tragédie.
Dans ce lieu où tout a déjà eu lieu, on assiste au retour démoniaque du même. Le père – comme s’il n’était maître de rien, ne pouvait s’opposer au sort qui le façonne à chaque instant – va reproduire les mêmes attitudes destructrices, les mêmes situations que celles qu’il a connues auprès de son géniteur rendu fou par le remords de n’avoir pu sauver la femme qu’il aimait, et par les douleurs consécutives à un accident qui lui broya un bras. « Un fou dévasté par l’orgueil, la fierté, l’arrogance. » C’est cette folie qui, à son corps défendant, s’est insinuée en lui, qui resurgit et va le conduire à agir dans la fascination terrifiée de son propre mal. Victime de lui-même et d’une souffrance encryptée dans le mutisme, il va faire régner la fureur et la folie.
Cette tragédie, Del Amo nous la fait vivre – à la troisième personne – du point de vue de l’enfant. Jamais nous n’avons accès à l’intériorité des personnages. Rien que du vu, de l’entendu, de l’odorant et des scènes qui se font tableau quand elles ne viennent pas ponctuer magistralement des instants décisifs. Écriture au noir, Le Fils de l’homme montre le côté sombre du patriarcat tout autant que l’impuissance à exister d’un homme que le réveil d’un mal dormant condamne à n’avoir plus aucune retenue.
Richard Blin
Le Fils de l’homme
Jean-Baptiste Del Amo
Gallimard, 240 pages, 19 €
Domaine français La pitié et la terreur
Tout en perceptions sensorielles et sens de la fatalité, le cinquième roman de Jean-Baptiste Del Amo nous plonge dans le vertige mortel d’un homme aux prises avec une ascendance gangrenée par la violence.