Poète majeur mexicain (1936-1970), disparu dans un accident de voiture près de Brindisi (Italie), alors qu’il prévoyait de se rendre à Pompéi, José Carlos Becerra est aujourd’hui redécouvert dans son pays : El popular notait il y a peu son retour après cinquante ans d’absence et l’écrivain Ruiz Abreu y évoquait l’importance du spectre des auteurs ayant suivi la ligne tracée par Becerra (Luis Miguel Aguilar, David Huerta et Francisco Cervantes…). En France, on doit au poète Bruno Grégoire et au traducteur Jean-François Hatchondo de s’être attelés depuis presque vingt ans à sa reconnaissance. Comment retarder l’apparition des fourmis, l’ultime livre d’une œuvre relativement brève est un tournant : il accentue une sobriété que ses vers antérieurs, plus baroques et lyriques, n’annonçaient pas. La question que pose le titre du livre est nouée à l’impossibilité tacite de faire barrage à la destruction, si bien qu’un parallèle avec le livre de Cesare Pavese (La Mort viendra et elle aura tes yeux) pourrait être fait, tant le pessimisme, et pas seulement existentiel, est commun aux deux auteurs. Mais il faut ajouter à celui-ci une âpreté qui sans cesse les rapproche l’un l’autre d’une lucidité dont René Char dira qu’elle est « la blessure la plus rapprochée du soleil ». Ce que vingt ans plus tôt l’auteur de Travailler fatigue aura senti d’un temps en train de sortir de ses gonds (Pavese mettra fin à ses jours), Becerra, par son voyage européen sur les vieilles terres romaines, l’aura lui aussi vécu dans son acmé jusqu’à en appréhender sa propre mort. Un poème quasi prophétique, « Rome », le dernier du livre, dans lequel les morts « moins denses que l’air » sont avalés par le Tibre, précise que « Tout retour est un aimant/du point d’équilibre, », à la virgule près.
Les désillusions révolutionnaires et progressistes de la fin des années 60 furent, comme en Italie, celles d’années de tensions extrêmes, pour ne pas dire de plomb. Becerra en importa toutes les angoisses dans ses vers, Bruno Grégoire rappelant combien « appuyé à son histoire et à l’Histoire » son regard sur la crise du monde contemporain ne l’aura jamais quitté : dont le « Massacre de Tlatelolco » (2 octobre 1968), que le parti conservateur (le Partido Revolucionario Institucional), et son président d’alors Gustavo Díaz Ordaz (1964-70), proche de la CIA, orchestra, à la suite des grèves et des manifestations étudiantes. Pour Becerra c’est une civilisation entière, celle de la grande Amérique latine, qui est livrée à sa chute et à son démantèlement.
Alors qu’il s’apprête à aller serrer la main d’Odysséas Elytis en Grèce, Becerra serra finalement celle de l’âme romaine : « à Rome on jette quelque chose/toutes les molécules acquièrent une vitesse suffisante/pour s’échapper à temps par la Cloaca Massima ». Mais au temps personne n’échappe, si bien qu’il écrira, conscient des atteintes faites par le capitalisme sur l’équilibre des écosystèmes (cf. « Sciences naturelles »), « la diminution du Paradis » et celle, avec lui, de toutes expériences, à l’exception de celle de sa poésie.
Emmanuel Laugier
Comment retarder l’apparition des fourmis
José Carlos Becerra
Traduction (et postfaces) de l’espagnol (Mexique) par Bruno Grégoire & Jean-François Hatchondo
La Barque, édition bilingue, 96 pages., 21 €
Poésie Dernier barrage
octobre 2021 | Le Matricule des Anges n°227
| par
Emmanuel Laugier
Avec Comment retarder l’apparition des fourmis, livre posthume de José Carlos Becerra, nous plongeons dans une langue au lyrisme sec travaillant en elle ses ritournelles et ses énigmes.
Un livre
Dernier barrage
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°227
, octobre 2021.