Lorsque l’on arrive à la première véritable péripétie du roman (l’embauche de Repnine en tant que comptable chez un bottier, ce qui lui vaut de travailler dans une cave où sa vue rapidement se dégrade), on en déjà lu les 150 premières pages, un temps largement suffisant pour faire connaissance avec les deux protagonistes : Nikolaï Rodionovitch Repnine (un prince qui donne d’emblée au lecteur l’impression d’être entré par mégarde dans un roman de Dostoïevski) et son épouse Nadia, un couple d’exilés russes dans le Londres de l’immédiat après-guerre. Tous deux appartiennent à la communauté des « personnes déplacées » (euphémisme désignant ici ceux qui ont fui le communisme) : après avoir été évacués de Crimée, et avoir successivement vécu en Grèce, à Alger, Prague, Milan, Paris et au Portugal, ils ont fini par échouer à Londres en 1940, comme bon nombre de Polonais, et par s’y installer (une réalité authentiquement historique). L’homme est âgé de 52 ans ; sa femme a dix ans de moins. Le couple y survit grâce à ses économies (lesquelles fondent comme neige au soleil) ainsi qu’aux poupées russes que Nadia réalise et qu’elle vend on ne sait trop comment. Chacun n’existe plus que par son passé, qu’il retrouve en secret avant de s’endormir. De jour, Repnine traîne un désenchantement tenace dans les rues de la capitale à la recherche d’un emploi.
Si l’on dressait la liste des péripéties qui suivent, et qui constituent la colonne vertébrale de cet ample roman, on trouverait successivement la villégiature estivale de Repnine en Cornouailles, le départ de sa femme pour l’Amérique (après vingt-sept ans de vie commune), une brève liaison adultère, sans omettre la dernière d’entre elles, que l’on ne dévoilera pas ici afin de laisser au lecteur la possibilité de la découvrir lui-même. Comment, avec une intrigue tout juste digne d’une nouvelle, Tsernianski parvient-il à tenir sept cents pages ? Au-delà du tour de force romanesque, on dira que Le Roman de Londres s’écoule plus qu’il ne progresse, arrêté tous les deux ou trois cents pages par ces rares îlots que constituent les péripéties, se laissant porter par le seul passage du temps, et se déployant dans d’immenses méandres au travers desquels on voit Repnine peu à peu s’aliéner et se heurter à une administration kafkaïenne, à laquelle il manque toujours l’information qui pourrait faire progresser son dossier. Une aliénation que l’ancien prince s’obstine à refuser. On pourrait même dire que son drame tient dans cette obstination, qui va jusqu’à l’acharnement, à vouloir être toujours lui-même, à persévérer dans ce qu’il est, sans jamais faire la moindre concession ni le moindre compromis (ce qui interdit au lecteur toute empathie). Page après page, Repnine paraît faire exactement ce qu’il faut pour tout faire capoter, refusant systématiquement d’arrondir les angles, et se montrant invariablement désagréable envers ceux qui lui veulent du bien. On en vient même à plaindre Nadia, qui pâtit de son comportement de rustre alors qu’elle-même est appréciée de tous.
L’essentiel du roman présente donc leur séjour à Londres, qui a tout d’une lente descente aux enfers, malgré des embellies qui durent peu (comme lorsque le couple vend ses anciens vêtements et retrouve un certain pouvoir d’achat). Un séjour presque exclusivement perçu de l’intérieur, par la conscience douloureuse de Repnine, qui souffre moins de sa propre déréliction que de la seule pensée de l’avenir de Nadia à Londres (raison pour laquelle il fait tout pour la laisser partir en Amérique, où elle semble promise à des jours meilleurs).
Publié en 1971, ce roman a la lenteur et la lourdeur d’un adagio. Mais il en a aussi la beauté. Une beauté à la fois triste et sombre, qui prend souvent le lecteur à la gorge. Il est aussi un portrait peu amène de la capitale londonienne (qui, à bien des égards, peut être tenue pour son personnage principal). Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la mégalopole y apparaît comme une « désolation de bri- ques, de boue, d’appartements, de caves et de toits éventrés », une « mer de maisons misérables, toutes identiques, noircies, brûlées, abandonnées », toujours plongée dans le même brouillard. Pire encore : c’est une ville où « le rassasié n’entend pas l’affamé ». Repnine et Nadia y vivent seuls « une sorte de vie qui n’est pas la leur », au milieu de plusieurs millions d’habitants qui les ignorent, et qui leur vouent chaque jour la même indifférence.
Comment trouver encore le courage de vivre quand on a perdu jusqu’à son identité et que l’on ne compte plus pour personne ? On l’aura compris : la situation est sans espoir, et « seule existe la solitude de l’homme ».
Didier Garcia
Le Roman de Londres
Miloš Tsernianski
Traduit du serbe par Velimir Popović
Noir sur blanc, 752 pages, 27 €
Intemporels Devenir personne
octobre 2021 | Le Matricule des Anges n°227
| par
Didier Garcia
Avec Le Roman de Londres, l’ecrivain Serbe Miloš Tsernianski (1893-1977) présente le destin d’un couple russe en exil. Un huis clos oppressant.
Un livre
Devenir personne
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°227
, octobre 2021.