Une coédition nous permet de lire à nouveau le témoignage de sa vie en camp d’Euphrosinia Kersnovskaïa (1908-1994). Intitulé Envers et contre tout, ce livre dont l’édition renouvelée, car complétée, est désormais un classique illustré du goulag. Il nous est parvenu grâce à une série de miracles de cette planète si lointaine, cet « autre monde » terrible de la relégation et des hivers du cercle polaire. Grâce aux capacités de résistance de sa rédactrice et illustratrice d’abord, et à sa terrible force de caractère. « Posséder du papier, un crayon, et ne pas croquer sur le vif l’intérieur d’un cachot ? »
Née dans une famille noble de Bessarabie, Euphrosinia Kersnovskaïa n’aura eu que ce tort. Contrainte de travailler comme ouvrière agricole lors de l’invasion soviétique de son pays en 1940, dépossédée avec sa famille de ses biens, elle est arrêtée une semaine avant l’invasion des nazis (1941) et déportée en Sibérie où elle va subir une existence d’épreuves répétées – et survivre, miraculeusement. Elle trouve la ressource de dessiner chaque étape de son existence chaotique. Partout la faim, la violence, le froid et la mort : fillettes à l’extrême limite de l’épuisement, cadavres de bétail, soldats et prisonniers gelés, brimades, solitude dans la taïga infestée de fantômes, bûcheronnages périlleux (les arbres tuent aussi), abominations des camps de « rééducation par le travail »… Parmi le petit peuple des victimes de la politique du goulag, le célèbre stakhanoviste Vassia Timochenko lui-même, ce héros du travail, n’aura pas échappé au mauvais sort fait aux citoyens sans qualités.
À force d’obstination, de souffrances et de volontés, Euphrosinia Kersnovskaïa reverra sa mère malgré les entraves et les fausses joies suscitées tout au long de ses longues années d’exil intérieur : « Au bout de sept années de travail “irréprochable” à la mine, c’est la mine elle-même qui s’est occupée de faire automatiquement annuler ma condamnation (…). Fin de l’année 1959. Mon épopée au-delà du cercle polaire touchait à sa fin./ J’étais de bonne humeur. Encore trois petits mois, et je recevrais ma retraite, j’enverrais un télégramme à maman, nous nous retrouverions, et cette fois rien ne nous séparerait plus, hormis la mort./ J’avais pensé à la mort. Mais j’avais oublié le KGB. »
Éric Dussert
Envers et contre tout.
Chronique illustrée de ma vie au goulag
Euphrosinia Kersnovskaïa
Traduit du russe par Sophie Benech,
Avant-propos de Ludmila Oulitskaïa,
Préface de Nicolas Werth
Interférences/Christian Bourgois éditeur, 624 pages, 29,90 €
Textes & images Mémoire d’un enfer rouge
janvier 2022 | Le Matricule des Anges n°229
| par
Éric Dussert
Un livre
Mémoire d’un enfer rouge
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Le Matricule des Anges n°229
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