Ce n’est pas un fleuve se condense autour de trois personnages masculins qui forment, dans le rêve et la réalité, un trio indissociable. Il y a Enero Rey, dont le père était taulard et la mère prostituée. Celle-ci décline de jour en jour (« son corps, un bouquet de bruyère desséchée enveloppé dans le chiffon qui lui tient lieu de chemise de nuit ») tout en scandant les prénoms de ses anciens amants. Il y a Negro, au père dresseur de chevaux et à la mère morte en couches, qui vit avec ses cinq sœurs – « elles étaient toutes pareilles, les cheveux longs, grandes et minces comme des hérons ». Enfin, il y avait Eusebio Ponce, l’ami tant regretté dont il ne reste plus que les souvenirs et le fils, Tilo. Peu après sa disparition, Enero a d’ailleurs perdu son doigt, « comme si une partie de son corps, réelle et concrète, devait mourir à son tour ».
Ce qui relie ces trois hommes, c’est la pêche à la raie. La fête aussi, le tereré (maté froid) et les cigarettes. Ils ont partagé tant de virées ensemble et célébré tant de bonnes prises ! Leur amitié remonte loin dans l’enfance, à l’époque insouciante où leurs journées se résumaient à des balades le long du rivage, des siestes sous les arbres et des lectures agrémentées de filles nues. Quand Enero a eu 11 ans, il a commencé à faire un cauchemar étrange et récurrent, dans lequel la tête d’un noyé lui apparaissait, « collée à la sienne, sa chair molle, toute grise, les joues bouffées par les poissons laissant à découvert la rangée de molaires ». Rien n’y a fait, ni les conseils avisés du parrain d’Eusebio, le guérisseur Gutiérrez, ni le passage des années. Cette sombre prémonition a pris tout son sens lorsque Eusebio a disparu dans le fleuve : « parfois les rêves sont les échos du futur », analysera trop tard Gutiérrez.
Cette absence hante le duo désormais bancal, qui continue de pêcher malgré tout. Le temps implacable poursuit sa course folle, et bientôt Tilo est à même de les accompagner dans leurs expéditions. Les voilà ainsi tous les trois sur cette même île sauvage où son père s’est éteint, près de Santa Fe. Le groupe qu’ils forment respire la camaraderie et l’affection. Quand Negro s’en détache, « il les voit assis, ils sont à égale distance les uns des autres. Tilo, un garçon qui ressemble à ce qu’ils ont été. Enero, un homme comme lui, en train de vieillir, comme lui. À quel moment ont-ils cessé d’être comme ci pour devenir comme ça ? »
Cette harmonie est secouée par les habitants de l’île. Un certain Aguirre, le regard scrutateur et la parole rare, vient admirer leur prise : une raie imposante qu’ils ont accrochée à un arbre. C’est la splendeur de cet animal qui déclenche un conflit entre les insulaires et les trois hommes, à leur insu. Dès le lendemain, ils se débarrassent du poisson gorgé de rosée dans le fleuve, ce qui ne manque pas de révolter l’ensemble du village : un tel gâchis, une telle inconséquence. « Ce n’était pas une raie. C’était cette raie-là. Une bête magnifique, déployée dans la boue au fond de l’eau, elle a dû briller, blanche comme une mariée dans les profondeurs que la lumière n’atteint pas. » De quel droit ? Aguirre fomente un plan de vengeance. Sa sœur, Siomara, l’écoute tout en s’obstinant à attendre ses filles, Mariela et Luisina, qui ne sont jamais rentrées d’une soirée – elles ont fini dans un fossé. « Un jour, le feu qui est en elle va lui révéler la vérité. Et, ce jour-là, le feu va sortir d’elle. »
Les histoires s’entremêlent dans l’île au parfum énigmatique qui a englouti tant de destins. L’onirisme qui se détache de chaque personnage berce leurs souffrances, il auréole leurs pertes incommensurables, il parvient même à ressusciter certaines silhouettes du passé. La langue superbe de Selva Almada, au rythme sec et resserré, vraisemblablement nourrie par la poésie et le théâtre, est un voyage au cœur de l’énigme de la nature et des êtres humains que l’on voudrait ne jamais voir finir.
Camille Cloarec
Ce n’est pas un fleuve
Selva Almada
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba
Métailié, 128 pages, 16 €
Domaine étranger Échos du futur
janvier 2022 | Le Matricule des Anges n°229
| par
Camille Cloarec
Le nouveau roman de l’autrice argentine Selva Almada est une ode à la beauté sauvage de la nature et au caractère sacré de l’amitié.
Un livre
Échos du futur
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°229
, janvier 2022.