C’est un bout du bout du monde, des centaines de milliers d’hectares de nature sauvage sinon pure. Un parc naturel du sud de l’Ontario. Ici l’infini perd la boule, de la forêt, des lacs, encore de la forêt, encore des lacs. C’est presque un non-lieu cette immensité vide de présence humaine, un sanctuaire où sont préservées la faune et la flore. Mais c’est surtout un espace privilégié où libérer l’imaginaire le plus poétique, les fantasmes les plus fous, comme l’envie d’en finir, de se perdre une bonne fois pour toutes, ou comme l’envie de rêver à l’improbable, à la réconciliation. L’hiver s’en vient, neige et glace transforment le paysage en un désert brillant, inquiétant. Dans cette immensité insondable Pete Fromm installe une sorte de huis clos. Une prison à ciel ouvert où il glorifie l’environnement et met à l’épreuve ses personnages, un père et ses deux enfants. Ils ne se sont pas vus depuis quelques années, chacun sa route, pas toujours facile, pas toujours joyeuse. Jadis, du temps de leur enfance que l’on pourrait supposer heureuse, le père s’aventurait ici avec ses enfants, des jumeaux, garçon et fille, canoé, camping, la vie à la dure, rien n’était impossible. Ultime sursaut face à leurs relations désormais disloquées, le père les convoque, les deux répondent à l’appel de ce paternel mal-aimé, à l’appel de cette forêt de tous les dangers. L’aventure, émotionnelle autant que physique, peut commencer. Le Lac de nulle part, neuvième livre de l’auteur traduit en français, va entraîner le lecteur dans un voyage sans retour, entre règlement de comptes et pardon.
Pete Fromm, l’heureux écrivain d’histoires aussi bouleversantes que réalistes, met le paysage au centre de sa respiration narrative, de ses émotions. Cette nature hostile et magnifique à la fois devient métaphore de l’âme de ses personnages. Le froid, la glace, le vent, tout ce blanc hypnotique, semblent imprégner les errements de ce qui fut une famille. Non-dits et incompréhensions, secrets et rancœurs : les révélations s’accumulent au fil des coups de rame. Le père disparaît. La route du retour sera pour les jumeaux le chemin de la rédemption, des retrouvailles.
Pete Fromm nous réconcilie avec la littérature américaine des grands espaces, celle qui sonde nos failles, nos désirs, celle qui sait imaginer la tendresse, rêver l’harmonie. Il est de la fratrie des Rick Bass, David Vann, du Jim Harrison de Dalva. Dans Chinook, un de ses recueils de nouvelles aujourd’hui réédité, il met à l’œuvre un homme désarçonné par l’ennui, le désamour. Il est bûcheron, il abat des ormes, ces géants malades, avec une douceur presque maternelle. C’est alors qu’explosent des tonnes de compassion : le monde pourrait être magnifique si, si… Les personnages de Pete Fromm n’échappent pas à leur destin. Ils lui font face, avec calme et détermination. Ils pansent leurs blessures sans céder à la haine. C’est peut-être cela la vraie vie.
Martine Laval
Pete Fromm
Le Lac de nulle part
Traduit de l’américain par Juliane Nivelt
Gallmeister, 448 pages, 24,60 €
et Chinook
Nouvelles traduites par Marc Amfreville
Gallmeister, « Totem », 310 pages, 10 €
Zoom L’hiver dans le sang
février 2022 | Le Matricule des Anges n°230
| par
Martine Laval
Avec Le Lac de nulle part, l’écrivain américain entraîne le lecteur dans une aventure de tous les dangers… celle de la réconciliation.
Des livres
L’hiver dans le sang
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°230
, février 2022.