Tu pars d’un thème/ que tu développes dans une relative urgence tu bifurques/ tu rapproches tu croises/ vitesse approche mélodique/ périodes moments objets/ personnes tu entretisses tu/ rapproches fais se percuter » : voici une approche de l’écriture de Bernard Heizmann, telle qu’il l’évoque dans Glisser au fil d’une digression qui a pour point de départ le jazz avant de s’étendre à l’improvisation et de lui remémorer un passage de frontière particulièrement épineux. L’auteur, dont c’est le premier recueil publié, nous conduit dans les méandres de sa géographie personnelle et nous le suivons avec délice, happée par la simplicité et l’intensité qui se dégagent de son écriture en mouvement. Car le point de départ de toute chose est le déplacement – « la marche c’est/ le temps ainsi libéré et qui/ ne peut être consacré à autre/ chose qui ouvre un espace/ intérieur dans lequel tu/ peux t’ébattre ». C’est en arpentant les rues et en observant son entourage que les mots viennent à Bernard Heizmann, convaincu que « tout mérite/ regard tout a une valeur ou/ rien n’en a comme on veut ». Et c’est ce qu’il nous prouve. Une séance à la piscine municipale alors que dehors il neige. Une grasse matinée savoureuse. Des constructions ambitieuses de Lego. Tout cela jaillit au fil du livre et compose peu à peu une mosaïque nomade dans laquelle il est possible de s’attarder, voire de s’égarer.
La démarche des éditions Non Standard, fondées en 2011, est la suivante : faire entrer en résonance texte, graphisme et fabrication afin qu’ils se valorisent mutuellement. La présentation et la structure de Glisser en sont une illustration parfaite. Sur la page de gauche, un texte en gros caractères fait office de fil conducteur – ce texte est divisé en quatre chapitres qui correspondent chacun à une saison. L’auteur nous emmène ainsi au Havre enneigé, puis dans les environs de la tour Eiffel. En été, c’est une baignade normande, quant à l’automne, un voyage en train. Ces récits principaux ouvrent la voie à des parenthèses multiples convoquant souvenirs, remarques, émotions (« dans cette ville/ ou d’autres d’ailleurs tu/ cherches les cailloux semés par ta mémoire souvenirs/ personnels de marcheur »). Ces dernières partent d’un mot, discrètement agrémenté d’une note de bas de page, laquelle se développe à la verticale et en petits caractères sur la page de droite. Le format même du livre répond au vagabondage du poète, il l’incarne. Le mot « pont », par exemple, évoqué lors de la promenade dans le centre-ville du Havre, rappelle à Bernard Heizmann d’autres noms de ponts qu’il pioche dans sa mémoire et le conduit à une méditation : « franchir la/ rivière aller voir de l’autre/ côté regarder sa vie depuis/ l’autre rive ou bien ne pas/ conclure rester sur le pont ».
Glisser construit donc un décor inépuisable, aux strates illimitées, à cheval sur plusieurs réalités, villes et temporalités. Nous suivons l’auteur dans sa vie de marcheur, de père et de grand-père, d’enseignant spécialiste de Claude Simon, de passionné de cinéma (« tu regardes/ lis penses cinéma »), de boudeur, de nageur, d’amateur de « mail art » et de lecteur (Proust, Hergé, Balzac). L’écriture sans ponctuation, à la seconde personne du singulier, donne libre cours au va-et-vient des pensées, lesquelles se superposent au paysage et créent un courant qui nous emporte. Il s’agit de mêler l’observation à l’intime, les monuments aux proches, les années à l’espace. Et, tout en ce faisant, de « garder un/ peu de ceux qu’on aime de ce/ côté-ci du mur du temps ». L’une des grandes forces de cette œuvre étant celle de, « dans le désordre du monde/ créer du lien/ pas au sens convenu ».
Camille Cloarec
Glisser
Bernard Heizmann
Éditions Non Standard, 112 pages, 20 €
Poésie Le mur du temps
mars 2022 | Le Matricule des Anges n°231
| par
Camille Cloarec
Les éditions Non Standard, qui portent bien leur nom, nous offrent une déambulation à travers les pages, les saisons et les villes.
Un livre
Le mur du temps
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°231
, mars 2022.