Déportée à Auschwitz en 1944, Édith Bruck n’a cessé de rendre compte de son expérience dans les camps depuis qu’elle a commencé à être publiée en 1959. Ses écrits en partie autobiographiques n’en révèlent pas moins un regard toujours acéré et d’une grande lucidité. Installée à Rome dès 1954, après avoir sillonné l’Europe et tenté de s’installer en Israël, Édith Bruck choisit de s’exprimer en italien. Sans jamais consentir à aucune haine, elle se consacre à témoigner et à dire ce qu’elle considère comme « des vérités absolues ». Amie de Primo Levi, elle l’évoque tout en s’adressant à lui dans Une promenade avec Primo Levi : « Ta figure tutélaire nous manque, / nécessaire comme l’eau à l’assoiffé, / la prière au croyant, / la lumière au non-voyant. / Notre devoir est / de vivre et jamais de mourir ! / Pourquoi Primo ? »
Née en 1931, à Tiszabercel, Édith grandit dans une famille juive hongroise en proie à la pauvreté. Le Pain perdu relate les difficultés quotidiennes endurées par les parents pour élever leurs enfants, non sans lien avec le « racisme contagieux » qui sévira d’autant plus tout au long des années de guerre. Considérant rétrospectivement comme un long chemin son existence, celle-ci lui apparaît à présent tel « un conte dans la “forêt obscure” du XXe siècle, avec sa longue ombre sur le troisième millénaire. » Ce sont sa mère et sa sœur que Le Pain perdu met en lumière. Alors que la mère a péri dès l’arrivée à Auschwitz, la sœur devenue « Judit-mère » s’y substituera. Durant les années dans les camps, gouffre d’abîme et de souffrance, précisément décrites dans ce texte quasi testamentaire, le souvenir de leur mère, à la fois aimante et d’une prodigieuse intelligence, les guidera toutes deux. Bien des années après, telle une puissante figure salvatrice, c’est encore l’omniprésence de celle-ci avec laquelle l’écrivaine ne cesse de dialoguer, qui ressurgit.
Dans Pourquoi aurais-je survécu, nombre de poèmes rendent hommage à Frida Deborah, qualifiée de « Mère-Dieu » : « C’était toujours toi mon salut / même quand j’avais compris / que tu étais devenue Dieu-cendre. » Le camp tel qu’Édith Bruck le raconte devient l’objet d’une métaphore : « Dans cet endroit, on apprenait tout sur l’homme et sur le monde. » Et c’est aussi le lieu d’une entreprise d’extermination, bel et bien nommée : « la faim, les poux, la peur d’être sélectionnées, les maladies et les suicides contre le fil barbelé et électrifié nous occupait l’esprit jour et nuit. » Et ajoute-t-elle encore : « Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute on mourait. »
Prolongeant son récit, les textes poétiques font écho à la même obsession : cette pulsion de vie qui fait renaître le phénix de ses cendres, n’efface pas de son univers affectif « le deuil éternel », car sa voix a désormais une portée universelle. L’épreuve de la douleur présente au cœur de ses poèmes, s’intègre à sa vision tragique : « et toute souffrance / fait partie d’une UNIQUE / qui palpite dans notre sang. », écrit-elle. Dans sa magnifique préface, René de Ceccatty qui a opéré ici un choix dans toute l’œuvre poétique d’Édith Bruck, souligne à quel point cette « autobiographie en vers » répond par nombre de ses scènes vécues et relatées à la nécessité du souvenir. Naître et se recréer, dire et redire, conduit à cette traversée du temps qui permet de consentir à ce qui est. Ce sont là de terribles constats auxquels Édith Bruck nous convie tandis que la luminosité de ses évocations, la sereine beauté de sa clairvoyance et sa parole sans détour nous saisissent d’émotion.
Emmanuelle Rodrigues
Édith Bruck
Le Pain perdu
Traduit de l’italien par René de Ceccatty,
Éditions du sous-sol, 168 pages, 16,50 €
Pourquoi aurais-je survécu ?
Traduction et préface de René de Ceccatty,
Rivages poche, 128 pages, 8,50 €
Domaine étranger Une quête de vérité
mars 2022 | Le Matricule des Anges n°231
| par
Emmanuelle Rodrigues
Hantée par la déportation, Édith Bruck laisse entendre sa voix d’une extrême justesse.
Des livres
Une quête de vérité
Par
Emmanuelle Rodrigues
Le Matricule des Anges n°231
, mars 2022.