Dans ce roman qui a valu à l’auteur le prix le plus prestigieux de Finlande, il y a d’abord l’histoire d’une domination peu discutée chez nous. Élément exogène, l’Allemand Carl Ludvig Engel conçoit les églises, écoles, prisons, phares qu’il dessine pour ce qui était alors un grand-duché russe comme « les feuilles d’un arbre immense, l’arbre du tsar ». On y parle allemand et suédois dans les rues, finnois au-dehors. La Finlande apparaît à l’architecte comme une forêt profonde, et Helsinki comme un bloc de rocher inhospitalier et sombre, de la pierre froide qu’il faut « faire exploser en mille morceaux », afin d’y faire entrer la lumière.
Sur près de vingt-cinq ans, entre 1816 et 1840, accompagnant l’évolution de la ville, s’esquisse le portrait d’Engel en époux et en père, à mesure qu’il crée puis se fond dans son œuvre. S’élevant sur les ruines de sa première existence en bourgade rurale, la nouvelle Helsinki sort de l’âme de cet homme qui perçoit l’environnement comme de « monumentales concrétions des pensées les plus insistantes de l’être humain ». Par des allers-retours entre images de matériaux durs et infimes, Jukka Viikila tisse un espace fait de concret et d’incréé, qui serait l’état même de l’architecte, reclus « en ce lieu vide, dans la béance entre les dessins et l’église achevée, incapables de nous déplacer où que ce fût ». Absorbé par son idée totale, désirant construire à la fois des bâtiments, du silence, des ressentis, Engel perd de vue la fragile existence des êtres. « Le bâtiment est équilibré et stable, la tête de mon Emilie ne se redresse pas. » Sa femme Charlotte et sa fille Émilie ne reverront jamais Berlin, elles mourront dans le songe de cet homme, tout comme plusieurs maçons russes, et une baleine à la dérive…
Mais si Engel exerce un pouvoir immédiat sur le destin de masses entières (« La nouvelle place du Faubourg ne recevra finalement pas un théâtre mais une caserne »), s’il domine par sa volonté la nature, sa femme et sa fille, la ville échappe seule à son contrôle. Au fil de ces décennies, ses rêves réalisés deviennent le décor de sa vie, il se met à douter d’en être l’inventeur : « En pratique, Helsinki n’a pas été bâtie mais excavée. » Ne pouvant être possédée, la ville continue de lui paraître comme une somme d’idées, jamais comme un tout. L’écriture produit ainsi l’effet proportionnellement inverse à la mégalomanie de ce projet urbain. Elle est éthérée, intimiste, fragmentée ; une série d’aquarelles qui se cumulent patiemment en une œuvre, sans coups d’éclat, faisant parfois penser à du Pessoa : « Une voiture s’avance bruyamment devant ma fenêtre. Puis s’arrête. »
On se lasse parfois de ce long hiver, monotone par son intensité lyrique sans cesse renouvelée. C’est alors qu’un mouvement interne au texte grimpe vers une, puis plusieurs clés de voûte qui s’imposent naturellement, et qui tiennent le livre : « L’architecte hume l’odeur de la planche, il inspire profondément, car c’est là que sa vision commence à se délier. Brique et madriers s’empilent sur les chantiers, ce sont des butées retenant ses idées de filer sans retour, que charrient des musculatures fortifiées par des mouvements monotones. Il arrive parfois au cours de la démolition d’un bâtiment que la puissance de l’effondrement propulse ses fantaisies dans le ciel, légères et fières. »
À mi-chemin entre les inventions des Villes invisibles d’Italo Calvino et la recomposition au présent des Rues de Berlin et d’ailleurs de Siegried Kracauer, Jukka Viikila imagine le journal de création d’une ville réelle. Page par page, il se construit lui-même en romancier original.
Feya Dervitsiotis
Les Aquarelles de l’architecte Engel,
Jukka Viikila
Traduit du finnois par Claire Saint-Germain
Gallimard, 200 pages, 19 €
Domaine étranger Helsinki retrouvée
mai 2022 | Le Matricule des Anges n°233
| par
Feya Dervitsiotis
Journal intime fictionnel de l’architecte allemand qui créa la capitale finlandaise au début du XIXe siècle, le sensible roman de Jukka Viikila entrelace destins de ville et d’homme.
Un livre
Helsinki retrouvée
Par
Feya Dervitsiotis
Le Matricule des Anges n°233
, mai 2022.