La guerre fait rage aux portes de l’Europe, les meuniers manquent de blé, la gauche se présente unie pour les législatives et au classement des ventes caracole le dernier Céline. En quelle année sommes-nous ?
On propose à la rédaction une enquête sur cette résurrection. Refusée : la revue vient déjà de dépêcher un envoyé spécial à Meudon, un second commentaire ferait doublon. « Occupe-toi donc de Tesson », suggère le post-scriptum. Encore ? Attendez qu’on devine… Une chasse au dahu ? La traversée des Alpes à dos d’éléphant ? Mais non, pardon, l’auteur de Berezina et de La Panthère des neiges explore cette fois un nouveau domaine : son dernier essai s’intitule Noir et s’ouvre par une réflexion sur la mort. Pas longue, vingt pages. Qui rappellent qu’on est peu de chose, hein, mais que prendre conscience de sa nature mortelle permet à l’homme de mieux savourer l’existence. Suit une série de dessins, « des fantaisies de plume et d’encre » figurant au choix des silhouettes de pendus ou de désespérés, revolver sur la tempe et doigt sur la gâchette – une belle idée cadeau. Pour la note artistique, Sylvain Tesson préfère devancer la critique : « Le trait est grossier, le dessin malhabile, le graphisme inabouti. » Mais défend sa manie du gribouillage morbide : « (…) c’est par posture fin de siècle, par appétit des fleurs séchées, par esprit de décadence et parce qu’il y a plus de finesse dans les explorations poétiques de l’outre-tombe que dans les désespérantes objurgations à se laver les mains de nos technocrates du siècle 21 qui se sont tellement briqués au gel hydro-alcoolique qu’ils en ont fini par se javelliser l’âme. » Après avoir repris son souffle, on constate en tournant les pages que l’artiste n’a pas sombré dans la délectation morose : ses suicidés n’expriment rien d’angoissant, au contraire, chacune de ses illustrations cherche le sourire complice du lecteur. Sur certaines, le dessin se suffit à lui-même (un homme assis par terre, pendu au rameau d’un arbrisseau en attendant la pousse). D’autres sont légendées par un trait d’esprit : « Pour qui se pend-il ? », « Je me pends donc je ne suis plus ».
On reprend Céline en loucedé. Pas sûr en plus que la direction lise tous les papiers en entier. Quelques lignes au début, à la rigueur la conclusion puis c’est marre. Trente ans de Matricule, ça use.
D’autant que les deux œuvres possèdent au moins une parenté. Albin Michel exhibe des dessins de Tesson faits-pour-soi, des œuvres d’habitude réservées pour l’album posthume. Et Gallimard publie l’un des brouillons de Céline réapparus l’année passée. Les deux maisons cuisinent avec des restes. Le romancier avait flairé le danger : « volé !… qu’est-ce qu’on vous volera d’abord ? sur quoi se jetteront vos épurateurs ? d’abord ? au premier saccage de votre cher foyer ? mais sur toute votre saloperie, pardi ! tout ce qu’est à peine montrable chez vous !… vos bonnes choses on vous les brûlera !… » (Entretiens avec le Professeur Y). Aussi attaque-t-on la lecture avec mauvaise conscience, le sentiment d’une effraction, et la peur de surprendre l’écrivain dépenaillé, hirsute encore. Il faut par exemple accepter l’absence des points de suspension. Lacune impensable pour le romancier : « – Mes trois points sont indispensables !… indispensables, bordel Dieu !… je le répète : indispensables à mon métro ! me comprenez-vous Colonel ? » (ibid.)
Guerre ne raconte pas le conflit, mais la convalescence du narrateur, Ferdinand, au « Virginal Secours » de Peurdu-sur-la-Lys (et premier jet ou pas, le génie de l’onomastique demeure : on se souvient d’un Saligons-en-Mesloir dans Mort à crédit). Le manuscrit embarrasse les spécialistes qui cherchent à quelle œuvre ébréchée raccrocher ce tesson. Un morceau expurgé du Voyage ? Un prolongement de Casse-pipe ? Un récit autonome ? Voilà qui promet des colloques compliqués au sein de l’Université française. Le texte charrie çà et là quelques scories – des mots illisibles, un passage incohérent – mais rien qui n’entrave réellement la lecture, et on devine assez bien quel diamant aurait pu naître de cette prose encore charbonneuse.
Céline a 40 ans lorsqu’il ébauche Guerre. Il est plus jeune que Tesson. Plus noir aussi. Dans le dispensaire où il est soigné, Ferdinand se retrouve cerné par la mort. L’infirmière se révèle nécrophile et autour de lui ses compagnons agonisent : « Son bide c’était comme une cuve à confiture. Quand ça fermentait trop ça débordait par la sonde et jusqu’au-dessous du lit. Alors il disait ça fait du bien. Il souriait à tous. Risette. Ça fait du bien, qu’il dit encore, il en était plein. Il est mort finalement en risette. »
Chez Céline, pour souligner d’un ricanement macabre la fragilité de la condition humaine, pas besoin d’un dessin.
En grande surface D’un auteur l’autre
juin 2022 | Le Matricule des Anges n°234
| par
Pierre Mondot
D’un auteur l’autre
Par
Pierre Mondot
Le Matricule des Anges n°234
, juin 2022.