En ce temps-là, la croissance allait bon train. L’avenir était à portée de main. La modernité entrait chez chacun. Moulinex libérerait bientôt la femme et l’État construisait à tour de bras et ce, dès le milieu des années 50, des logements, des grands ensembles, pour le peuple qui en avait bien besoin. À la pénurie quantitative d’après-guerre s’ajoutait l’insalubrité d’où la colère d’un certain abbé Pierre… Ainsi, les Trente Glorieuses étaient en plein boum. Le développement industriel et la consommation de masse rimeraient (forcément) avec des choses comme le progrès social. La belle promesse. La suite prouva que non. Mais ceci est une autre histoire. Celle que nous raconte Renaud Epstein, sociologue féru de politiques urbaines, est celle des débuts, de ces immeubles qui sortent alors de terre un peu partout en France. Arrimés à une ville ou bâtis en pleine campagne, ils effraient autant qu’ils fascinent. C’en était fini du passé, de la ville « désorganisée et rongée par la lèpre pavillonnaire », l’heure est au « récit héroïque mettant en scène une technocratie visionnaire ». Presque une révolution en marche, une utopie béton…
Renaud Epstein écrit en amoureux une histoire de ces cités nouvelles. Il s’appuie sur une iconographie aussi surannée que touchante, des cartes postales éditées en même temps que fleurissaient ces immeubles à l’architecture débridée et imposante, souvent insensée et même triste. Parfois, au verso, un petit mot amical envoyé pendant les vacances, de ceux que l’on s’échangeait en toute complicité bien avant la domination des sms, comme ce « on est bien arrivés » devenu titre de l’ouvrage. Ces photos souvent vues du ciel révèlent l’aspect gigantesque et vertigineux des constructions, soulignent aussi le vide, un environnement aseptisé sinon déshumanisé : presque pas d’automobiles (le bonheur !), peu de gens, quelques gamins qui jouent tout en bas. Le grand calme. La paix. La mise en page aérée met en mouvement des scènes figées dans le temps. Entre douce mélancolie et audace picturale, ces photos témoignent d’un monde où tout semblait possible. C’est le pari réussi de l’auteur : « casser l’image stéréotypée et stigmatisée des grands ensembles, qui rejaillit sur leurs habitants et vient renforcer les discriminations dont ils sont victimes. » Renaud Epstein illustre ces clichés d’un monde révolu par des citations puisées dans des chansons (NTM, Grand Corps Malade) ou des films, des articles de presse ou des discours de politiques, ainsi l’effrayant nettoyage au Kärcher de Sarkozy à La Courneuve en 2005.
On est bien arrivés incitera tout lecteur à relire la prose juste et légère de l’écrivain Marc Bernard qui, en 1964, s’installe dans un appartement de Sarcelles-Lochères pour se faire le témoin de cette « ville tombée du ciel ». Il raconte dans Sarcellopolis (Finitude) son aventure dans le futur : « La joie que j’ai éprouvée en entrant pour la première fois de ma vie dans un appartement moderne, l’impression de bien-être, de promotion sociale, d’appartenir à un peuple qui est enfin capable de jouir de ce que la civilisation peut offrir de plus douillet… »
Martine Laval
On est bien arrivés
Renaud Epstein
Le Nouvel Attila, 176 pages, 19 €
Domaine français Utopie béton
juin 2022 | Le Matricule des Anges n°234
| par
Martine Laval
Illustré de cartes postales, On est bien arrivés de Renaud Epstein raconte la France des grands ensembles. Un voyage dans le temps captivant et émouvant.
Un livre
Utopie béton
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°234
, juin 2022.