Soixante-cinq rêves de Franz Kafka
Deleuze et Guattari revendiquaient l’effacement de leurs noms d’auteurs respectifs, et de ne plus être considérés comme deux ni même un (« Deleuze-Guattari »), mais comme la somme infinie de leurs « multiplicités ». Ironie de l’histoire, les livres qu’ils ont écrits ensemble sont le plus souvent cités sous le nom de Deleuze qui aura éclipsé celui du trop discret Guattari. Aussi peut-on louer les éditions Lignes pour ce recueil de quatre textes de Guattari sur Kafka, postérieurs d’une dizaine d’années au Kafka. Pour une littérature mineure (avec Gilles Deleuze, 1975). On y retrouvera les « rhizomes », la « ritournelle », des « intensités », et bien sûr des « machines » évidemment désirantes. Mais rien n’oblige à s’y attacher, et l’on peut simplement lire le livre pour la recension des 65 rêves de Kafka pris dans le Journal et la Correspondance, et dont Guattari, outre les citer in extenso, les articule entre eux et les relie à l’œuvre. Ainsi d’une « machine de lettres » sous la forme d’un « facteur faisant sauter ses bras « comme les bielles d’une machine à vapeur » », et qui préfigure « l’horrible instrument de torture de La Colonie pénitentiaire ». Rêves de chiens (« Un chien était couché sur moi, une patte près de mon visage »), de dents, de femmes aveugles ou « marquées dans leur chair », de jeunes filles (beaucoup), rêves de lettres racontés dans des lettres. Loin de toute tentation herméneutique, Guattari en révèle la place « dans le mode de production de la subjectivité kafkaïenne », à savoir pour ce qui s’y joue de « jouissance fictionnelle », leur influence sur « les « mutations d’univers » propres aux récits kafkaïens ».
Parmi les autres textes, un étonnant « Projet pour un film de Kafka » – et non « sur » lui – mérite le détour. Guattari en scénariste y compose un film sans intrigue ni personnages, surtout pas triste, et où seraient requis des acteurs exemplairement kafkaïstes « comme Jean-Pierre Léaud ». Moteur !
Jérôme Delclos
65 rêves de Franz Kafka
Félix Guattari
Lignes, 62 pages, 6 €