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Traduction Nathalie Bru*

septembre 2022 | Le Matricule des Anges n°236

Isadora, d’Amelia Gray

C’est à Benoit Laureau et Aurélien Blanchard que je dois ma rencontre avec l’univers déroutant d’Amelia Gray. Quand ils m’ont contactée en 2019 pour me confier la traduction d’un recueil de ses nouvelles intitulé Gutshot en anglais (Cinquante façons de manger son amant), je n’avais jamais entendu parler d’elle. Je savais cependant L’Ogre très exigeant dans le choix de ses textes, si bien que même avant de la lire, j’étais assurée d’entrer dans une écriture qui promettait de sortir de l’ordinaire.
Il ne m’a pas fallu longtemps, quelques dizaines de pages à peine, pour avoir envie de traduire le livre. De rejoindre Amelia dans les entrailles de son monde intérieur souvent plein de noirceur mais régulièrement drôle, absurde, onirique, charnel, carnassier. « Bizarre » pour reprendre l’adjectif choisi par un critique du New York Times. « Bizarre », oui, car Amelia Gray nous éloigne du bon sens avec ce qu’elle donne à vivre dans les scènes qu’elle imagine et les images que ses mots construisent. Le tout, néanmoins, en trouvant le moyen de nous rendre ses personnages, dont elle n’hésite pas à se moquer avec tendresse, extrêmement touchants.
Isadora est sans doute, de tous ses livres, le plus abordable d’un point de vue narratif, une bonne manière pour le lecteur de découvrir son travail. Il s’agit d’un roman librement adapté de la vie de la danseuse américaine Isadora Duncan, pionnière de la danse moderne, qui laisse une large place à la fiction, frôlant parfois le fantastique. L’essentiel des événements et des personnages y est vrai, et notamment la mort de ses deux jeunes enfants, noyés dans la Seine avec leur gouvernante à bord d’une voiture en avril 1913, scène par laquelle débute le livre, mais tout y est passé au « filtre – philtre ? – Gray » au point que pour finir on a l’impression d’entrer dans un genre de rêve, ou de cauchemar aux contours ouatés.
Ce n’est pas la première fois qu’Amelia Gray se frotte à la thématique du deuil. Dans Menaces, paru aux Éditions de l’Ogre en 2019 dans une traduction de Théophile Sersiron, le personnage principal essaie de revivre après la mort de sa femme alors que d’étranges mots de menaces apparaissent un peu partout dans sa maison. Je pense aussi à « Un concours », nouvelle parue dans Cinquante façons de manger son amant, dans laquelle les dieux s’engagent, en ressuscitant un défunt, à récompenser l’humain qui aura su le mieux leur prouver son chagrin, ou bien à « Monument », une autre courte histoire où, pris d’un accès de folie, les habitants d’un village saccagent leur cimetière qu’ils mettaient un grand soin à entretenir. Mais dans Isadora, c’est sans doute au deuil le plus difficile de tous qu’Amelia s’attaque : celui de la perte d’un enfant. De deux, même, dans ce cas particulier. Douleur ultime dont elle aborde les ressors intimes chez chacun des personnages principaux en en dessinant les nuances et les conséquences, souvent par l’absurde qui lui sert à montrer toute la cruelle ironie de nos vies, source de désespoir, d’obsessions, de folie.
Quand je l’ai lu, j’ai trouvé le roman terriblement beau. Pourtant, lorsque Benoit et Aurélien m’ont appelée en 2020 pour me proposer de le traduire, j’ai hésité. Contrairement à Cinquante façons de manger son amant, dans Isadora, il allait falloir emporter le lecteur dans une autre époque que la mienne. Ce n’est pas ma spécialité. Je suis plus à l’aise dans des écritures très contemporaines. Alors allais-je réussir à sonner juste ? Je me suis rassurée en me disant que si Amelia y était parvenue, il n’y avait aucune raison qu’en m’en donnant les moyens, je ne sois pas capable de le faire aussi. La difficulté n’était sans doute pas plus insurmontable que de toucher à des univers culturels différents du mien, comme je le fais régulièrement avec des auteurs afro-américains par exemple, ou quand je traduis un ancien du Vietnam, Kent Anderson, racontant la monstruosité de la guerre.
Dans ce cas particulier, m’en donner les moyens impliquait, comme l’avait fait l’autrice, avec qui j’ai commencé à échanger en amont, de me plonger dans les écritures de l’époque et d’apprendre à naviguer avec fluidité entre différents types de langues, puisqu’Amelia ne s’est pas privée de jouer ici ou là sur les anachronismes langagiers. Cela impliquait aussi de mieux connaître Isadora Duncan. Bien sûr, j’ai lu son autobiographie, Ma vie (dans sa traduction de Jean Allary pour m’imprégner de la voix que le traducteur lui avait donnée), biographie dont Amelia s’inspire largement dans certains passages et réputée être très romancée. J’ai aussi lu d’autres biographies (en anglais) conseillées par Amelia. J’ai également regardé, comme elle, Isadora danser car je sentais par endroits dans l’écriture un rythme qu’il allait falloir essayer de conserver, qui me semblait correspondre à la fraîcheur et au naturel de la danse telle qu’Isadora avait pour ambition de l’aborder. Je ne suis en revanche pas allée jusqu’à prendre des cours de danse comme Amelia l’a fait.
Les textes étranges comme ceux d’Amelia posent aussi une autre question que je dois évoquer ici pour finir. Les traducteurs et les traductrices appartiennent à une race de lecteurs qui choisissent volontairement de s’enfermer dans un livre des mois durant dans l’espoir de parvenir à le déchiffrer tout à fait. Poussés par cette illusion, nous serons tentés de vouloir viser la fidélité à la fois aux textes et à leurs auteurs. En cherchant à comprendre ce qu’eux ont voulu dire et non pas simplement ce que le texte semble nous dire. Pour ce faire, si nous avons accès à eux, nous leur posons parfois des questions qu’ils ne s’étaient jamais posées et tirons d’eux des réponses qui ne les avaient pas effleurés. Mais est-on dans un tel cas en train de rendre service au texte – notre interlocuteur ultime ? Pas si sûr. L’étrange n’a pas toujours d’explication. Alors pour bien le rendre, mieux vaut parfois ne pas trop chercher à le comprendre.

* Nathalie Bru a traduit entre autres Paul Beatty, William Kotzwinkle, Jean Hegland. Isadora (576 pages, 25 ) paraît aux Éditions de l’Ogre le 8 septembre.

Nathalie Bru*
Le Matricule des Anges n°236 , septembre 2022.
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