Cuba pirate, Cuba torride, Cuba divinisée, Cuba bordel des States, Cuba révolutionnaire, Cuba décalée, sinistrée, totalitaire, désenchantée… Entre terre et ciel, Afrique et Amérique, au milieu des mers, ainsi se présente cette île colorée, contrastée, qui semble vivre une si lente et luxuriante agonie. Dans un présent sans futur, s’y réinventent des passés, des mythes.
Difficile d’y être différent. Rauli, jeune garçon efféminé, de petite taille, blond aux yeux bleus, habillé en fille par sa mère, survit grâce à la littérature et à des rêves fous. Il possède le don de prévoir la mort de ses semblables. Depuis qu’il a dévoré l’Illiade, à 10 ans, il prétend être la réincarnation de Cassandre, la fille de Priam, roi de Troie, la sœur de Pâris. D’une très grande beauté, Apollon séduit, lui offre le don de prophétie. Se refusant à lui, il la maudit. Allant jusqu’à lui cracher à la bouche afin qu’elle ne soit jamais entendue, crue, même par ses proches. Rauli-Cassandre vit l’extrême solitude de la lucidité. Sans appétence sexuelle, il/elle attire les hommes qui iront jusqu’à l’affubler du surnom de Marilyn. Rauli pour deux centimètres de trop, il doit dépasser le mètre cinquante, partira pour Troie ou plutôt l’Angola, engagé dans une guerre de libération. Il sait qu’il/elle mourra à 19 ans et que son assassin sera son capitaine qui l’exécutera dans la jungle par peur du scandale d’en avoir fait le substitut de sa propre épouse.
Le roman constitué d’incessants allers et retours, présent-passé, ponctué de vers de poètes latino-américains, de chansons populaires et d’extraits de l’Illiade offre un contraste détonnant de cruauté triviale et de lyrisme onirique. « (…) l’homme ne se mesure pas de la tête au ciel, mais du ciel à la tête. » Il met en scène une galerie de personnages aussi inquiétants que truculents. Le père, mécanicien, petit macho râblé, quittera sa femme pour une étrange attachée russe tout en grâce et empathie. La mère compensera la perte de sa sœur Nancy dont Rauli est le sosie en habillant l’enfant à son image. Le capitaine caricatural apparaît autoritaire et vil. Le quartier ou la ville de Cienfuegos dont le héros est originaire émerge en une sorte d’Ithaque aussi solaire que mélancolique. Toutes ses voix se mêlent dans une polyphonie à la fois païenne et syncrétique qu’enveloppe un chœur sacré cadencé par les dieux vaudous yorubas de la santeria, ponctué des cris stridents des Erinyes (Furies chez les Romains). Ces divinités archaïques, ne reconnaissant ni l’autorité de Zeus ni celle des autres dieux, vivaient au royaume des ombres, ne venant sur Terre que pour venger un crime. « La lune d’Afrique les éclaire tous les deux et ce sont des dieux sous la tornade des morts qui attendent la réponse, toute l’armée cubaine attend la réponse, les animaux dans la forêt, les femmes qui n’ont pas éteint le son de leur tam-tam, les vieux qui cessent de raconter des contes pleins de princesses qui se rebellent contre le pouvoir de l’homme blanc, tout le monde attend la réponse, j’attends la réponse. »
Par la puissance de son écriture, ce roman va bien au-delà de l’exercice de genre autour du respect de l’identité sexuelle, il s’enfonce profondément dans les Ténèbres au cœur de la notion d’universalité du mal, générique, totalitaire et offre comme rédemption, une autre puissance, celle de l’imagination, de la littérature. Martial Gala n’est pas un simple et excellent conteur, il fore l’innommé et l’innommable et ce dans plusieurs dimensions – souterraine, cosmique, mythique et humaine –, brasse les civilisations, nous inquiète et nous ravit. Né à La Havane en 1965, architecte, romancier, poète, il vit entre Buenos aires et Cuba. Son précédent ouvrage, La Cathédrale des Noirs (Belleville, 2021) a obtenu le prix Alejo Carpentier. On y retrouve la volonté de substituer au désenchantement idéologique et social une sorte de nouvel entêtement utopique et religieux. Une famille, étrangère à Cienfuegos, active un projet fou : élever la plus haute cathédrale de l’île et faire de la ville la Nouvelle Jérusalem. Difficile de construire dans la violence où chacun vit sa survie, et d’attirer un transport, une nouvelle aventure collective.
Dominique Aussenac
Appelez-moi Cassandre
Marcial Gala
Traduit de l’espagnol (Cuba) par François Michel Durazzo
Zulma, 290 p., 21,70 €
Domaine étranger Orphée et Marilyn
septembre 2022 | Le Matricule des Anges n°236
| par
Dominique Aussenac
Le troisième roman du Cubain Martial Gala développe une profondeur de champ remarquable sur fond de guerres de Troie et d’Angola.
Un livre
Orphée et Marilyn
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°236
, septembre 2022.