Au cours du XIXe siècle, le voyage en Orient fut une tentation à laquelle ont succombé de nombreux écrivains : Chateaubriand tout d’abord, rapidement imité par Lamartine, Nerval, Flaubert puis Gautier. Pour chacun d’eux, ce périple avait les allures d’un pèlerinage, dont la raison d’être n’était pas seulement géographique : on se rendait alors en Orient avant tout pour se découvrir.
Presque un demi-siècle après Hermann Hesse (qui céda lui aussi aux sirènes de l’Asie), et en pleine période hippie, Muriel Cerf nous présente sa version de l’odyssée asiatique : son arrivée à Bombay, puis le Népal, Katmandou, Calcutta, le royaume du Sikkim, Bangkok, le Penang, et pour finir Singapour. Un parcours initiatique qui, comme l’indique d’emblée le titre, ne ressemblera en rien à ces voyages au cours desquels on se plaît à jouer le touriste et où l’essentiel semble tenir dans les photos qu’on en ramène.
Lorsqu’elle débarque à Bombay, le 1er juin 1970, Muriel Cerf a tout juste 20 ans. À peine sortie de l’aéroport, elle découvre un pays qui « déborde de partout, comme une femme un peu trop grosse mais très belle, qui ruisselle, qui s’ouvre quand on caresse, qui jouit et qui vous donne tout si on sait tendre la main. » Est-il besoin de le préciser ? La rencontre est violente. Parfois brutale. Elle tient de la commotion.
Ce qui lui saute alors aux yeux, c’est la misère, qui « donne un tel vertige d’impuissance que la raison y chavire et l’estomac avec », et la mort, qu’elle croise sur les trottoirs, rôdant à chaque coin de rue. Face à cette « Inde malade, viscérale, empoisonnée » qui lui remonte souvent à la gorge, pas question pour elle de pratiquer la langue de bois. Encore moins d’arrondir les angles afin de ne choquer personne. Elle écrit cash, avec les mots qui lui viennent et qu’elle balance sur la page comme pour mieux s’en débarrasser.
Même s’il ne s’agit pas d’un voyage (au sens traditionnel du terme – pas de visite du Taj Mahal par exemple, pas d’immersion dans les eaux du Gange), nous trouvons dans ces pages un certain nombre de rencontres, toujours un peu étranges (y compris celles qui s’apparentent à des relations amoureuses), comme celle de Coulino, récemment plaquée par son fiancé, et ramassée en chemin, au lendemain d’une tentative de suicide.
Quelques scènes saisissantes se détachent de l’ensemble, comme pour se graver définitivement dans la mémoire du lecteur. À Katmandou, elle assiste à une drôle de cérémonie, au temple de Kâli, vers lequel chaque dimanche une foule compacte se presse, afin d’assister au sacrifice d’une cinquantaine de chèvres et de coqs en l’honneur de « Kâli la noirâtre ». À ses yeux, cette Asie-là est « la vraie barbarie, le fond du Moyen Âge, superstition, magie, terreur, un mélange saoulant dont on sort flippé, écœuré, honteux, sourd et aveuglé ».
Joints qui se succèdent, violence, dangers innombrables, maladie (due à « une des cent sortes d’amibes qui prolifèrent en Asie »), princes succombant à sa beauté et lui faisant goûter au luxe asiatique : tout cela aurait pu mal finir et devenir une réelle descente aux enfers. Une heureuse étoile l’a empêchée d’être emportée par ce tourbillon d’images, de couleurs, de sensations et d’émotions qu’aura été son séjour et que son carnet de route parvient à rendre nous ne savons trop comment. Comme l’auteure, nous sommes happés, emportés par ce film qui défile à toute vitesse (les pauses et les temps morts y sont inexistants), et qui grouille, foisonne, à l’image de cette Asie rencontrée, où la misère et le luxe se côtoient dans des con- trastes sidérants.
Qu’est exactement cet Antivoyage, publié en 1974, et accueilli chaleureusement par Caillois, Grenier et Malraux (ce dernier y ayant décelé « un don des dieux, le talent narratif ») ? Un périple, une odyssée, ou encore une dérive à l’intérieur d’un territoire qu’elle a traversé sans prendre la moindre photo, car « l’important c’est le voyage intérieur », qui peut se passer à peu près n’importe où (car où que l’on aille, à la fin, on se retrouve toujours face à soi-même). Mais il est surtout un livre, souvent âpre, impossible à résumer, cueillant le présent tel qu’il défile, porté par une écriture déjantée, pleine de jeunesse ou de gourmandise, et proche de cette œuvre dont rêvait Muriel Cerf, « qui pourrait se lire, se voir, se toucher, se respirer et se manger », débarrassée de tous « les mots restrictifs, artificiels, incomplets, symboles de notre terrible impuissance à cerner l’essentiel ». À chaque page, nous avons l’impression d’avoir l’Asie au bout des doigts. Et de pouvoir nous y immerger. Avec un livre, ce genre d’impression n’est pas si fréquent.
Didier Garcia
L’Antivoyage
Muriel Cerf
Babel, 304 pages, 9,70 €
Histoire littéraire Électrochocs
septembre 2022 | Le Matricule des Anges n°236
| par
Didier Garcia
Avec L’Antivoyage, Muriel Cerf (1950-2012) nous emmène dans une Asie aux mille visages. Et au plus loin des circuits touristiques.
Un livre
Électrochocs
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°236
, septembre 2022.