Si ce que vaut un poème tient au pari qui le porte, au(x) feu(x) qu’il allume dans les profonds de l’inconnu, à la façon dont il élève à l’éclat toute chose nommée, alors Un cri, chose et signe. vaut beaucoup. « Poème » ou « prose brisée », ce livre, composé à partir de pages qui sommeillaient dans des carnets de l’été 1996, articule les réparties d’un théâtre intime en quatre séquences dont le déploiement questionne la vérité de ce qui est tout en modulant ce qui advient lorsqu’on affronte avec sérieux la commotion et la sidération propres à la rencontre vertigineuse de ce qui est.
Une rencontre, une fulgurance qui ont été vécues dans la nuit du 1er août 1996, à Ithaque, « depuis le balcon de fer d’une île posée dans l’inconnu par le feu de la Terre », à « environ 4h-5h de la nuit ». Elle a consisté en l’affleurement soudain d’une stupéfiante évidence, celle de seulement être là, devant « ce qui est sans limite », en face de « l’être en son propre séjour ». Pure surprise et extase muette devant cet infini réel, ce grand Dehors – ce qui est sans nous, avant nous, hors tout sens – surgissant avec tout ce qu’il a d’inconnaissable, depuis son étrangeté de fond, dans son silence éclatant d’être.
Si, dans un premier temps cette révélation – ce fait de l’être en tant que totalité injustifiable, irrécusable – laisse désemparé, nous renvoie à notre ignorance, il est aussi ce qui interpelle sur notre condition de mortel et d’être doué de la parole. Que peut la voix humaine face à « ce qui est sans limite » ? Le héler d’un cri ? « Impossible, presque, dès lors que nous aurions crié vers lui, de dé / nouer par l’effet d’une parole, ce qui est / sans parole, le monde à son tour devenu cette légende très concrète, chaos et signes. »
C’est un « fou » qui parle, comme l’indique la didascalie entre crochets en tête de page : « [Le fou parle] ». Fou de la folie de ceux qui accueillent ce qui vient sans chercher à s’en assurer vainement la maîtrise, de ceux qui veulent faire entrer le réel même dans un livre. Un « fou » qui veut croire qu’il est possible de « répondre en homme à ce qui est (…) / simplement répondre, être nu placé devant / l’être nu. » Laisser être ce qui est, en soi et devant soi sans l’abaisser, faire face pour ne pas simplement subir, comme ‘’celui’’ dont le cri vient « de surgir dans la nuit – d’outre les aigus – / le cri – comme arraché – à vif – à la gorge / d’un rapace – dans le noir, / coupant ma phrase d’un sursaut mortel, mu / sicalement terrible. Là. » Ce cri, « chose et signe », noue la splendeur de ce qui est à son horreur. En tant que manifestation d’une présence vivante, il dit la part inquiétante, menaçante de ce qui est, nous rappelle que nous ne sommes rien. Il oblige, ce cri qui est venu couper la phrase en cours, il contraint à lui opposer des mots où resurgira la chose même du cri. Car il ne s’agit surtout pas de réduire le réel à de rassurantes bluettes. Il s’agit de le rendre dans son étrangeté impénétrable, dans son infinie présence, en dépliant « le graphe du poème ». Car « Où donner mieux figure à ce qui est, n’était dans les plis / d’une phrase mortelle ? [Quand même il y aurait de l’impossible à un désir à ce point puéril.] »
Nommer la chose avec justesse, dire exactement ce qu’elle est, contenir son fait pur, son mystère, sa moire en lui imposant un nom et une figure tenables devant elle, voilà l’objectif. Car « où / n’était le dict / de témoins avertis pourrait bien trembler « ce qui est dans son innocence », / « l’être même en son propre séjour », / dans son timbre le plus propre ? » Il y a de la folie et de l’impossible dans cette injonction à égaler, dans la voix, ce qui est, à dire sans perte ce qui est « là », à vouloir lui faire don d’un éclat de même nature. De l’impossible parce que la chose ne peut jamais être qu’à distance des signes qui la nomment. Mais c’est l’honneur des plus grands, des esprits indépendants, de s’exposer à l’impossible, de parier sur des signes, et sur l’intensité de leurs effets sur nous. D’opposer à une réalité qui nous échappe, la cérémonie conjuratoire de la parole afin qu’elle fasse signe « vers / ce qui la déborde, qu’elle peut, seulement, / saluer ». Car il est de leur devoir de ne pas se résoudre à n’être rien devant « ce qui est sans limite ».
Mettre le lecteur en face de lui-même, l’inciter et l’inviter à quelque souveraineté d’existence en exaltant le feu de vivre, en lui donnant, l’audace d’être, telle est l’efficience de la poésie de Jean-Paul Michel.
Richard Blin
Un cri, chose et signe
Jean-Paul Michel
William Blake and Co. Edit., 28 pages grand format, 8 €
Poésie Devant le mystère de ce qui est
septembre 2022 | Le Matricule des Anges n°236
| par
Richard Blin
Comment répondre aux puissances du Sans Nom, à sa terrible beauté nue ? En faisant face, en risquant le pari sur des signes nous dit Jean-Paul Michel.
Un livre
Devant le mystère de ce qui est
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°236
, septembre 2022.