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Essais Portrait du cinéaste en poète

octobre 2022 | Le Matricule des Anges n°237 | par Valérie Nigdélian

Cerise sur cette année de célébration du centenaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini, une impeccable monographie signée Hervé Joubert-Laurencin.

Le Grand Chant : Pasolini, poète et cinéaste

Comment un poète devient-il cinéaste ? » C’est par cette question que s’ouvre cette somme consacrée à Pasolini. Hervé Joubert-Laurencin, un de ses spécialistes majeurs en France, n’en a visiblement pas terminé avec l’intellectuel italien – ce dont on ne peut que se réjouir : la trame du Portrait du poète en cinéaste que le chercheur publiait en 1995 aux Cahiers du cinéma, depuis longtemps indisponible, a de fait été reprise, remaniée, et surtout massivement augmentée – pour quasiment tripler de volume –, l’œil ouvert et aiguisé par trente ans de recherche. Résultat : un panorama très dense de l’activité créatrice de Pasolini, depuis ses débuts en poésie jusqu’à son passage derrière la caméra. Et un panorama vivant – qui affirme à la fois sa subjectivité (rares sont les essais où l’auteur dit « je »), sa modestie (ne craignant pas d’évoquer les humbles découvertes de « notre vie de rats de bibliothèques ») et son caractère de work in progress (preuve qu’on peut enfler sans être boursouflé : nulle part ne s’affirme, péremptoire, une parole définitive sur le sujet. Mais l’appétit, la passion, la curiosité. Et, surtout, la volonté de faire retour sur « le récit officiel » construit par la critique et Pasolini lui-même, ce qui revient en l’occurrence à insuffler une bonne dose de complexité à une œuvre qui en est déjà largement dotée…).
La figure du cinéaste demeure ici centrale. Outre l’amplification et l’approfondissement de l’analyse de toute la filmographie – des longs aux courts-métrages, en passant par les documentaires –, Joubert-Laurencin propose un recensement exhaustif des collaborations scénaristiques de Pasolini, qu’elles aient abouti ou non à une réalisation. Cette « activité cinématographique mercenaire », qu’il mena durant toutes les années 1950 parallèlement à sa vie d’écrivain, de poète et de critique, constitue une charnière essentielle, bien qu’occultée (dès 1962 avec la fameuse abjuration de « ces dix années ridicules ! »). Mais – et c’est inédit –, une large place est faite au poète, depuis les années 1940 jusqu’en 1961, alors que Pasolini bascule dans l’image avec Accattone. L’œuvre en frioulan et en italien témoignerait dès l’origine d’un « projet poétique vital et complet qui se verra par la suite amplifié mais non modifié fondamentalement ». Si « les moments les plus importants de la carrière poétique de Pasolini restent son commencement et sa fin », il faut en effet plonger dans le creuset des Poesie a Casarsa ou des Turcs tal Friùl, première pièce de théâtre, pour déceler les grandes balises immobiles qui informeront l’œuvre à venir.
C’est notamment autour du « grand chant » provençal des XIIe et XIIIe siècles, face auquel Pasolini se tient, selon les mots de Jacques Roubaud, « comme devant un âge d’or, une Arcadie », que se cristallise ici la recherche. Un âge d’or dont l’éden frioulan serait non pas la réplique miraculeuse, mais bien l’invention, la recréation poétique. Dans ce feuilletage d’expériences, de sensations et de langues que sont les Poesie a Casarsa, le concept d’« ab joi » joue à plein, que Pasolini définissait lui-même comme « cette sorte de nostalgie de la vie, ce sens de l’exclusion qui cependant n’ôte pas l’amour pour la vie mais l’accroît ». Tout en chantant la naissance d’un sujet à la parole (poétique), le recueil témoigne ainsi d’une indépassable distance au monde – une extériorité, une hétérodoxie native. Cette difficulté à habiter le présent s’incarne, on le sait, dans le furieux archaïsme pasolinien. On lira avec profit les belles pages consacrées à Walter Benjamin : de l’un à l’autre intellectuel, « une même sensation d’étouffement irrépressible venue de la pression du temps et du Nouveau », la même pensée de l’histoire comme catastrophe.
Tout se noue autour d’un motif fondamental, biographique cette fois : la trahison du frère. Guido, son cadet engagé dans le maquis, assassiné par des communistes en mai 1945. Guido, en qui les mots de Pier Paolo avaient su glisser « le rêve d’une chose » et qui, contrairement à lui, avait choisi « l’action réelle » – pas « les armes de la poésie ». C’est dans cette déchirure originaire qu’aurait germé chez le poète et cinéaste cette obsession de l’abjuration. Abjurer, façon de créer comme on mènerait une « politique de la terre brûlée ». Abjurer, pour que « (c)haque étape poétique (soit) une libération, à la fois liquidation du passé et renaissance d’un temps plus archaïque qui avait été nié auparavant ». Abjurer, pour « recouvrir d’une silhouette nouvelle chaque nouveau Pasolini, aucun n’étant effacé ; mais tous deviennent, au fur et à mesure, invisibles et intérieurs ». C’est ce palimpseste de chair et d’os qui reprend vie ici.

Valérie Nigdélian

Le Grand Chant. Pasolini poète et cinéaste
Hervé Joubert-Laurencin
Éditions Macula, 864 pages, 49 e

Portrait du cinéaste en poète Par Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°237 , octobre 2022.
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