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Essais Le syndrome de Picard

octobre 2022 | Le Matricule des Anges n°237 | par Jérôme Delclos

Le journal de l’écrivain et philosophe suisse (1888-1965) en Italie, beau prétexte à une conversion du regard.

Des cités détruites au monde inaltérable : Journal d’Italie

Avant-propos, introduction, postface, tout ce gras superflu qui barde le livre de Max Picard ne dit rien de son titre original Zerstörte und unzerstorbare welt (1951), « Monde détruit et indestructible » ou si on l’ose, « détruit et indétruit ». L’essentiel est ici le petit « et » que ne rend hélas plus du tout « Des cités détruites au monde inaltérable : Journal d’Italie  », et Picard aurait mérité mieux que la simple reprise de la traduction de 1957 chez Plon. Le titre dans sa langue, lui, tient à deux mains le même monde, mais ensemble disparu et indemne : une contradiction dans les termes, un « fer en bois » dirait l’allemand. C’est à cette aporie que se confronte vaillamment le Suisse du Tessin qui parlait de ce livre – son préféré – comme d’un Lehrbuch des Schauens, un « manuel du regard ». Et si certes pour l’auteur son occasion en est l’Italie, c’est seulement parce qu’il l’invente comme la terre du sauf, mais qui ne s’y montre que dans sa « désagrégation » où pourtant il ne se manifeste jamais mieux qu’en elle. Journal de voyage ? Celui surtout d’une recherche, tout à la fois poétique et philosophique.
La difficulté de la pensée de Picard – médecin, critique d’art, penseur discret auquel Emmanuel Levinas doit une bonne partie de sa conception du visage – réside dans ceci que ses concepts s’y trouvent enveloppés plutôt que développés. Une lutte, esquissée trois ans plus tôt dans Le Monde du silence, pour dire le perçu sans jargon ni érudition. Voir, il ne s’agirait que de voir des villes, des visages, des œuvres d’art, si n’était l’épreuve de savoir retenir par l’écriture ce qui, au double sens des mots, se sauve. Le Monde du silence était dissertatif et scolaire. Le Journal, lui, déroule ses quarante chapitres en autant d’étapes de ce voyage d’une année : Milan, Cannobio, Orta, Parme, Bologne, etc. D’où une forme fragmentée, et rythmée par la description des lieux et la narration des rencontres de hasard, qui appellent les impressions et réflexions de l’auteur. Une très grande effervescence, une intelligence toujours en mouvement.
Dès la première page, à Milan ce 8 août 1949, Picard est à son poste d’observation. Le matin : « Je regarde dans la rue du haut de la fenêtre d’une maison : les autos passent rapidement comme si elles craignaient que la surface de la terre se brise sous elle. Un autocar suit maintenant la rue, trottinant comme un ichtyosaure de métal ». Et l’après-midi, au retour d’une excursion : « En regagnant la ville, je regarde les hommes. Presque tous les visages sont vidés, uniformément vidés ; (…). Brusquement apparait devant moi, parmi tous ces êtres détruits, un visage intact ; lui seul est maintenant là ; les visages détruits semblent alors irréels, comme des projections sur un écran ». Tout le livre est déjà dans ces deux moments. La ville, sa vitesse, ses machines comme la survivance d’une préhistoire ou le pressentiment d’une posthistoire, et les hommes, « tous ces êtres détruits », leurs faces sans relief parmi quoi surgit parfois la beauté qui aggrave encore l’irréalité, l’uniformité. On est ici dans le prolongement de la fin du Monde du silence. « Sans doute le silence est-il, en tant que monde, anéanti ; (…) Mais il n’y a pas que cela (…). Jamais le silence de ces choses ne fut plus parfait que maintenant ; jamais il ne fut plus beau. »
Qu’est devenu le monde ? « C’est un abîme d’inintelligibilité. » Et pourtant en Italie – beau nom pour le terrain où Picard s’obsède de l’idée d’un autre rapport au réel – il lui arrive soudainement de voir « deux Étrusques » : «  (…) ils semblaient avoir fait irruption, il y a un instant, dans le présent comme par une fissure de l’air ». À Venise, c’est la vision d’un Anglais, attablé à midi dans la « trattoria Antica Carbonera », qui suspend la mélancolie : « son visage était arrivé à soi-même dans le sourire ».
Un art du regard ? Ou une précieuse pathologie. Diagnostiquant à Milan « le comte F. de A… », le médecin se fait cette réflexion qui pourrait bien valoir pour lui-même : « Il faut agrandir tellement l’existence de l’homme que la psychose y ait une place (…) plutôt que d’enlever la psychose et, avec elle, ce que présuppose la psychose, la valeur ». Un livre fou, pour lecteurs fous.

Jérôme Delclos

Des cités détruites au monde inaltérable : Journal d’Italie
Max Picard
Traduit de l’allemand par Jean-Jacques Anstett
La Baconnière, 251 pages, 20

Le syndrome de Picard Par Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°237 , octobre 2022.
LMDA papier n°237
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