Édité à Marseille, où vit une importante communauté d’origine comorienne, Le Feu du milieu est le troisième livre de Touhfat Mouhtare, elle-même née à Moroni en 1986 et installée depuis plusieurs années en France. Issue d’une famille aisée, ayant très tôt le goût d’écrire, la jeune femme a étudié les langues étrangères à la Sorbonne, après une enfance nomade, parfois mouvementée : ce n’est pas aux Comores qu’elle a grandi, mais dans différents pays africains, en particulier au Burundi et au Congo-Brazzaville, pays frappés, dans les années 1990, par la violence et les massacres qu’elle et sa famille ont fuis.
Cette enfance loin de son île natale, ce parcours singulier qui l’a ouverte au monde, expliquent sans doute, en partie, la liberté avec laquelle cette érudite questionne la société comorienne. Ce qui était vrai de son premier roman, Vert cru (KomEdit, 2018), l’est plus encore de son dernier : Touhfat Mouhtare n’hésite pas, comme elle l’a dit lors d’une rencontre, organisée par la Cène littéraire en mai 2019 (diffusée sur YouTube), à « soulever le tapis », explorant avec une audace tranquille des sujets jusque-là tabous : le passé esclavagiste des Comores (à laquelle sa propre famille n’est pas étrangère), l’amour lesbien, l’amour tout court, les pesanteurs de l’islam et du patriarcat, l’horreur des mariages forcés… La forme qu’elle choisit tient du conte et du documentaire, puisant dans le mysticisme soufi, la cosmogonie africaine, l’imaginaire indien. Le Feu du milieu, un roman cosmopolite et engagé ? Engageant, en tout cas ! Le récit, aussi complexe et subtil qu’une coiffure africaine, tient en haleine de bout en bout.
L’héroïne (et narratrice) est une petite bonne, une servante de la région d’Itsandra. À quelle époque ? « Nous étions la troisième génération d’esclaves, celle dont les parents étaient nés sur l’île ». On n’en saura pas plus. Ce flou n’est pas fortuit. Dans ce coin de l’océan Indien, comme en Mauritanie, au Soudan ou à Zanzibar, les traces de l’esclavage et de la traite arabe, encore peu reconnue et documentée, sont loin d’avoir disparu. « Nos grands-parents avaient été enlevés à leur pays, mais personne ne savait exactement quel était ce pays, et tout cela était si lointain que nous n’y pensions pas ». La jeune fille, nommée Gaillard, a été adoptée bébé par Tamu, une esclave elle aussi. Et éduquée par un vieil Arabe, Fundi Ahmad, maître en religion et devenu son père de substitution. Tamu nourrit la fillette d’histoires et de croyances héritées de l’animisme africain, tandis que Fundi lui enseigne le Coran et la langue arabe. Mais c’est à une femme, Halima, à priori inaccessible, car membre de la société des maîtres, que la jeune esclave va lier son destin.
Gaillard ne le sait pas, mais les pouvoirs quasi chamaniques qu’elle possède, « le feu du milieu », ajoutés à son intelligence, font d’elle un être hors du commun. Une superwoman âprement convoitée. Elle va le découvrir peu à peu. Elle, qui fait partie du peuple des esclaves, des sans-lignée et des sans-terre, part à la conquête d’elle-même, poussée par son besoin d’amour et de spiritualité. Elle a le don de voyager, par la seule puissance de ses rêves, dans le temps et dans l’espace – et d’endosser d’autres vies que la sienne.
Récit initiatique, ambitieux et foisonnant, Le Feu du milieu est l’un des rares romans venu des Comores, ce confetti de l’ex-empire colonial français, où flottent encore, mêlés au parfum du ylang-ylang, les fantômes de Bob Denard et de ses mercenaires. Touhfat Mouhtare tourne la page avec brio. Son écriture, habitée d’une fougue encore adolescente, explore comme jamais l’histoire de son pays et de la sienne propre. Le Feu du milieu est plus qu’un beau roman : il sonne la relève.
Catherine Simon
Le Feu du milieu
Touhfat Mouhtare
Le Bruit du monde, 354 pages, 21 €
Domaine français Le feu de la liberté
octobre 2022 | Le Matricule des Anges n°237
| par
Catherine Simon
Entre conte oriental et récit initiatique, les voyages extraordinaires d’une esclave aux Comores, par Touhfat Mouhtare.
Un livre
Le feu de la liberté
Par
Catherine Simon
Le Matricule des Anges n°237
, octobre 2022.